C’est une interview de Bernard Froelicher. Il a 81 ans, il est marié avec une Ukrainienne, c'est un ingénieur de métier. Bernard partage avec nous ses idées sur l’Ukraine et la France d'aujourd’hui et du passé.
Odessa, le 25 octobre 2018
H: Voilà, tout d’abord je vous propose de vous présenter.
B: Mon prénom est Bernard. Mon nom de famille est un nom alsacien, un peu difficile à prononcer. Je suis un homme marié, j’ai presque 80 ans.
H: D’accord
B: Je suis en fait dans ma quatre-vingtième année, j’aurai 80 ans au mois de juillet l’année prochaine. J’habite en Ukraine… et je pense que vous allez me demander pourquoi ?
H: Oui, certainement, mais tout d’abord pourquoi avez-vous accepté de participer à notre projet ?
B: Parce que c’est Monsieur Mlintchik (professeur de la faculté. - ndlr) qui me l’a demandé. Un jour il m’a téléphoné, il m’a expliqué quelle était la nature de ce projet et m’a dit que ce serait bien que j’accepte. Comme j’ai une confiance absolue en lui, j’ai accepté. C’est tout simple.
H: D’accord.
B: Si vous en êtes contente, il faut remercier André Mlintchik.
H: Voilà. Première question : Comment et quand avez-vous entendu parler de l’Ukraine pour la première fois ? Qu’est-ce qu’on vous a dit ?
B: Mais on ne m’a rien dit. Je vais vous expliquer pourquoi, mais cela va être un peu long :
En 1979, en France, je travaillais pour une société française qui s’appelait « Thomson ». Thomson en fait était un groupe de sociétés qui travaillaient dans l’équipement électroménager, dans l’électronique (les téléviseurs et les caméras). Il y avait des sociétés qui travaillaient pour l’électronique militaire, et moi j’étais dans une petite société qui réalisait des projets originaux, qui n’avaient jamais été réalisés, on ne pouvait pas trouver des exemples, il fallait tout inventer.
Maintenant, souvenez-vous, ceci se passait en 1978. A cette époque, l’Union Soviétique avait été choisie pour organiser les jeux olympiques de 1980, et afin de pouvoir assurer correctement la logistique, l’URSS avait demandé aux américains leur aide pour informatiser l’Agence d’information TASS, qui s’appelle maintenant ITAR-TASS, ou peut-être ITAR tout simplement. Et brusquement, dans le courant de 1978, le Président des USA a décidé de rompre ce contrat avec l’URSS. Le Président français de l’époque, Monsieur Giscard d’Estaing a proposé l’aide de la France pour aider les soviétiques. L’agence française désignée en tant que conseil était l’Agence France-Presse. Et comme Thomson était une société nationale, c’est elle qui a été nommée pour fournir l’équipement. Donc, je suis parti à Moscou et j’ai travaillé assez longtemps sur ce projet, jusqu’en 1983 ou 1984.
En 1983, Thomson a signé un gros contrat avec l’Union Soviétique pour réaliser le contrôle électronique du débit d’un grand gazoduc, le gazoduc Ourengoi-Oujgorod. Apres la fin du contrat avec l’Agence TASS, j’ai travaillé sur le contrat du Gazoduc. Ce gazoduc traverse l’Ukraine et c’est comme cela que j’ai dû aller en Ukraine. D’ailleurs, je me souviens d’une anecdote qui m’est arrivée à l’aéroport de Kiev ; j’avais récupéré ma valise et je me dirigeais vers la sortie lorsqu’un officier de police m’arrête et me demande mon passeport. Je lui présente mon passeport et j’étais un peu étonné parce que d’habitude, je ne présentais pas mon passeport puisque je voyageais toujours en URSS. L’officier me dit : « vous n’avez pas de visa pour l’Ukraine ? » Je lui réponds que non, bien sûr que non, puisque je suis en Union Soviétique et j’ai un visa pour l’Union Soviétique, je pense que je suis en règle. Il me répond : « oui, vous êtes en règle, mais quand vous reviendrez en Ukraine, après votre présent séjour, renseignez-vous bien avant de prendre l’avion, les choses changent vite, quelquefois, chez nous. Allez, vous pouvez y aller, et bon séjour en Ukraine ». Nous étions en 1991, et effectivement, les choses ont changé en 1991. Et les années suivantes !!!
H: Oh voilà, c’est très bien! Donc, est-ce que vous parlez l’ukrainien, le russe, une autre langue ?
B: Alors, je parle l’anglais, bien sûr.
H: L’anglais, d’accord.
B: Pour ce qui est du russe, je suis depuis tellement longtemps en Russie que, à force de discuter avec les miliciens, avec la police aux frontières, avec les collègues, j’ai fini par le comprendre, mais je ne sais ni lire, ni écrire, car j’ai appris cette langue dans la rue et je la parle très mal.
H: D’accord.
B: Je n’ai pas appris l’ukrainien, parce que d’abord quand on dit que l’ukrainien c’est comme le russe, ce n’est pas vrai, ce sont deux langues différentes.
H: Oui, différentes.
B: L’ukrainien, il peut ressembler au polonais ou au lituanien, mais pas au russe. Et la deuxième raison, si je laisse le russe et j’apprends l’ukrainien, je pourrais parler avec 30 millions de personnes. Si je garde le russe, je parle avec 300 millions personnes. En Ukraine, presque tout le monde parle les deux langues, il n’y a pas de problème dans la vie courante. Vous comprenez que si j’ai des forces à mettre dans l’étude d’une langue, c’est d’abord avec l’anglais et ensuite avec le russe. Et puis, s’il y a une langue à apprendre maintenant, c’est le chinois, entre nous.
H: Vous aimez bien le chinois, oui ?
B: Ce n’est pas que j’aime le chinois, mais le chinois est parlé par la moitié de l’humanité.
H: Ah oui, c’est vrai. Si vous pouviez choisir une particularité de la France ou des Français et la planter chez nous, ce serait quoi?
B: Je ne sais pas vraiment,
H: Peut- être une tradition ?
B: Je ne sais pas, vraiment, parce que..... Les Français ont une caractéristique quand même qui est intéressante : c’est l’esprit cartésien. Si vous avez fait des études de français, vous connaissez Descartes et son «Discours de la méthode» ; je crois que c’est lui qui l’a écrit. Il explique comment il faut prendre les problèmes, et d’après lui il faut les prendre vraiment méthodiquement quand on veut arriver à les résoudre. J’ai l’impression qu’en Ukraine ce n’est pas cette méthode qui est appliquée. C’est à peu près la seule chose qui est intéressante en France ; parce que la cuisine, ou la mode, …. Quant à la mode, on est maintenant largement dépassé par les Italiens, la cuisine française est bonne en France, parce que les matières premières sont bonnes. Chaque pays possède des produits agricoles qui lui sont propres car chaque pays a son sol, son ensoleillement, ses méthodes de culture, etc., et tout ceci fait que les produits sont bons et en conséquence, la cuisine élaborée à partir de ces bons produits est savoureuse.
H: Merci. Quelles villes de l’Ukraine avez-vous visitées, si vous en avez visité ?
B: J’en ai visité un certain nombre : alors, Lvov, Ivano-Frankovsk, Oujgorod, Tcherkassy, Kiev, Tchernobyl, Kharkov, Soumy, Prilouki, Lougansk, Sverdlovsk, Marioupol, Simferopol, Sébastopol, Ialta, Kertch, Odessa, Nikolaïev,
H: Beaucoup de villes...
B: Les gens étaient très intéressants.
H: Quels trois adjectifs caractérisent les Ukrainiens ? Peut-être pouvez-vous dire un tout petit peu?
B: Ils sont hospitaliers, ils sont gentils vraiment, j’ai la chance, de par mon épouse, de connaître ses amies et leurs époux. Et ce sont vraiment des gens que je trouve adorables, en ce sens qu’ils ne sont pas comme les Français ; ils ne sont pas cadrés, si vous voulez. En France, il y a les médecins, il y a les ingénieurs, il y a les avocats... C’est une chose qui m’énerve un peu, ce sont toutes ces étiquettes qui m’énervent, car il est très difficile d’en sortir. Cela commence à l’école, c’est à l’école que l’on peut sortir de ce classement, et soit sortir vers le haut, c’est-à-dire vers une situation meilleure que celle de ses parents, soit l’inverse. Mais rares sont les parents qui comprennent cette possibilité. Quant aux enfants, lorsque les rares commencent à comprendre, il est bien souvent malheureusement trop tard. Il me semble qu’en Ukraine, les gens ne sont pas classés de cette manière. C'est à mon avis, la première caractéristique. La deuxième caractéristique est que les Ukrainiens sont vraiment des amoureux de la liberté, parce que (rires)... Alors là, les Français disent que la France est le pays de la liberté ; très bien, qu’ils viennent ici, ils verront que vraiment on fait absolument ce que l’on veut, n’importe quand. C’est la deuxième chose qui m’intéresse ici, c’est que vraiment on peut faire ce qu’on veut, et il y a beaucoup de gens qui font quand même ce qu’ils veulent en marchant un peu sur les plates-bandes des voisins. Mais bon, généralement, on trouve une solution amiable, mais il faut faire un petit peu attention quand même.
H: Les Ukrainiens ont tendance à dire que la vie en Ukraine n’est pas très belle. Qu’est-ce que vous en pensez?
B: C’est vrai.
H: Oui ? Et en ce qui concerne les Français ?
B: C’est vrai que la vie n’est pas très belle pour les Ukrainiens, c’est vrai. Il y a beaucoup de gens qui souffrent quand même et ils sont courageux parce qu’ils ne le montrent pas. En France, quand vous demandez à une catégorie de travailleurs de travailler plus, cela fait un drame abominable. On est à 35 heures par semaine, si on veut passer à 38 – tout le monde est dans la rue. Quand j’ai commencé à travailler, je faisais 45 ou 48 heures. Mes parents, ils avaient travaillé beaucoup plus. Donc, il ne faut quand même pas exagérer. Quand les socialistes nous ont faits passer à 35 heures, on a immédiatement dégringolé dans le classement mondial... On était troisième, je crois, premiers : les Américains ; deuxièmes : les Allemands, troisièmes : les Français. Maintenant la France est onzième. C’est affolant, c’est un pays qui rappelle l’ancien régime, c’est une copie de l’ancien régime. On a changé les nobles, on les a remplacés par les gens de l’École nationale de l’administration. La France est un pays qui meurt tout doucement et qui va être remis à zéro par les invasions barbares. En ce moment, on est en France pratiquement comme Rome était à la veille de l’arrivée d’Odoacre. C’était cela la question, non
H: Oui. (Elle répète la question : pourquoi la vie n’est pas très belle en Ukraine)
B: C’est vrai, et je pense savoir pourquoi : Il y a eu l’explosion de l’Union Soviétique. Ok ? Du temps de l’Union Soviétique, il y avait un patron – c’était Moscou qui dirigeait toute l’Union Soviétique et l’Ukraine avait une position un petit peu à part, c’était un petit peu le grand fils, si vous voulez, pas le grand frère. Les Russes disaient qu’ils étaient frères, mais en fait c’était une relation plutôt de parents à enfants. Et l’Ukraine c’était l’enfant chéri, mais c’était l’enfant quand même. C'est-à-dire que les décisions se prenaient à Moscou. Et ici, il y avait des gens qui étaient intelligents, qui exécutaient les décisions correctement ; et même il y avait des Ukrainiens qui étaient bons et qui partaient à Moscou pour faire partie de l’équipe dirigeante. Ils prenaient les décisions eux- mêmes. Mais ce système a explosé. Donc, chacune des Républiques s’est retrouvée isolée. L’Ukraine, (comme les autres Républiques) ne savait pas quoi faire puisque les décisions se prenaient à Moscou et que Moscou n’existait plus en tant que leader. Les Ukrainiens savaient bien comment faire, mais comment faire quoi ? Donc il y a eu une situation générale abominable, un peu comme lorsqu’on jette dans une piscine quelqu’un qui ne sait pas nager. Normalement, cette personne se noie.
Économiquement, les Ukrainiens se sont noyés. Les autres Républiques aussi, les Russes aussi – tout le monde soviétique. Parce qu’il n’est pas possible de passer d’une semaine à l’autre d’un régime tsariste vivant en économie centralisée, a un régime libéral vivant en économie de marché. Historiquement, le Tsar a été assassiné et on a remplacé le Tsar par le Secrétaire Général. Donc, le Secrétaire Général est aussi un Tsar. Les Russes ont dit qu’ils avaient besoin d’un Tsar parce qu’ils ne sont pas capables d’être autonomes. C’est ce que disaient les Russes. Ils disaient «On a besoin de quelqu’un qui nous dirige fermement». Ils sont en train de mettre en pratique leur théorie. Et en conséquence, maintenant dans chaque pays de l’ex-Union, il faut reconstituer un vrai pays avec des gens qui sont capables de diriger, des gens qui sont capables de travailler d’une manière normale, sans essayer de faire ce qu’ils font en ce moment. Et cela ne se fait pas du jour au lendemain. Et donc, qui est-ce qui souffre ? C’est la population, non ? Et les Ukrainiens souffrent. En France, si vous voulez, et si cela vous intéresse, nous sommes passés par les mêmes problèmes.
H: : Oui !
B: On a eu la même chose, parce que quand l’ancien régime (les dynasties royales, les Capétiens et les autres), qui valait ce qu’il valait, mais il avait duré 1000 ans quand même, quand cet Ancien Régime a explosé, il y a des aventuriers qui sont venus, les fameux révolutionnaires de 1789. Ils n’étaient pas franchement capables de diriger un pays comme la France. Les nobles ont été soit guillotinés, soit ont eu la chance de pouvoir fuir. Les révolutionnaires ont fait l’apprentissage du gouvernement pendant la Première République, et ils ont fait n’importe quoi pendant presque 10 ans. Heureusement, il est arrivé Napoléon Bonaparte, et Napoléon pendant seulement ses 15 ans de règne, a réussi à remplacer toute l’organisation royale par une organisation républicaine. C’est lui qui a fait le Code civil dont on se sert encore maintenant en France. Il a dû quitter le pouvoir après Waterloo, et les nobles sont revenus et les nobles ont eu l’intelligence de ne pas reprendre le système royaliste. Ils ont repris un système républicain, et donc la France n’a pas eu l’équivalent de plusieurs dizaines d’années d’errances dans le Gouvernement. La transition s’est passée sans trop de dégâts, entre 1800 et 1815, mais pour que la transition soit complète, il a fallu 4 Républiques, 2 Empires, 1 Restauration de la Royauté et 2 guerres mondiales.
H: Donc, que doit-on faire, à votre avis, pour améliorer l’avenir de l’Ukraine ? Peut-être quelques idées ?
B: Vous savez, c’est très difficile de diriger des millions de personnes. L’Europe aide l’Ukraine et bien d’autres pays aussi ; il faut attendre en espérant que toutes les personnes concernées comprennent qu’il faut faire des lois à la fois intelligentes et bien adaptées.
On tient à remercier Bernard Froelicher pour sa participation au projet.
Interviewé par : Héléna Paris-Petrova
Transcription : Diana Martchenko