C'est une interview de Nataliya Kolysnyk et Rodione Kachel. Nataliya Kolysnyk est diplômée de l'Université d'Etat Illia Metchnikov (aujourd'hui Université nationale Illia Metchnikov d'Odessa). Ensemble ils ont apporté leur contribution active dans la vie culturelle de la région de Kryvy Rih dans la période avant et pendant la perestroïka en URSS, ainsi qu'aux débuts de l'indépendance ukrainienne et jusqu'à aujourd'hui. Ils sont coauteurs d'un journal d'artiste unique dans son genre, là la poésie côtoie la prose, et la prose – couvrant un registre large depuis lyrique jusqu'au documentaire – est tout un document de l'époque: présentant plusieurs facettes, fixant un regard subjectif sur le monde et sur les gens qui le construisent (voir : Kolysnyk Nataliya, Kachel Rodione. Entre-temps ou Ceux qu’on espérait : Recueil d'essais. – Kyiv : Fact, 2008. – 340p., en ukrainien et en russe). Ici-bas dans cette interview, mais aussi dans le livre (s'il vous tombe un jour entre les mains) – le lecteur aura la possibilité de prendre connaissance des souvenirs qui parleront des temps où ont vécu ses auteurs.
Observation. Il s'est fait que l'interview, on l'a enregistrée en deux temps: d'abord le 19 décembre, à la St Nicolas orthodoxe, mais il y a eu une coupure de réseau, alors on a été obligé de se revoir le 24 décembre (la veille de Noël catholique), c'était un jour de fête, mais pas en raison de Noël.
Support technique et organisationnel de l'interview à Kryvy Rih – agence d'information “Expert-KR”
le 19 décembre 2018, Facebook, échange audiovisuel, Odesa — Kryvy Rih.
Intervieweur – Donc, vous êtes coauteurs de ce livre titré «Entre-temps ou Ceux qu’on espérait...», on voit vos noms sur la couverture... En fait, c'est quelque chose qui vous a réuni, ce livre, un duo d'auteurs... et aujourd’hui vous êtes avec nous.
Nataliya Kolysnyk – Non, ce n’était pas ce livre qui nous avait réuni, il a été publié il y a 10 ans... et nous, nous sommes ensemble depuis 30 ans...
Rodione Kachel – ...entre-temps on était allé chercher du matériel pour le livre (tout le monde rit).
N.K. – Comment vous dire, nous nous sommes connus en fréquentant le même club de culture. A cette époque-là, c'était au milieu des années 80, en 1985, qqn a eu l'idée de mettre en place quelque chose pour compléter les loisirs du personnel de «Kryvorojstal». «Kryvorojstal» c’est une entreprise qui a des moyens. C'est une usine fondée dans les années 30 du siècle passé..., une usine qui avait un grand renom et une grosse bourse. C'est l'usine qui était à l'origine de cette idée, de créer quelque chose de plus original qu'un palais de culture, – il y en avait trop à Kryvy Rih à cette époque d'étiage culturel, ils étaient destinés à donner abris à «ceux qui ont franchi le cap de la trentaine». Des personnes disons d'âge moyen, on venait, on se bousculait, pour y rencontrer éventuellement son futur conjoint... Et voilà que nos komsomols, parmi lesquels était aussi le dirigeant de « ErEnBeO » en poste (en ukrainien « RNBO », en français « Conseil National de Sécurité et de Défense ». - note de traducteur) Olexandre Tourtchinov – vous voyez quelles futures célébrités il y avait eu parmi nous! – donc, ils étaient tous cultivés, ils comprenaient que pour intéresser les jeunes il fallait changer de méthode, et ils avaient décidé de réunir des artistes: des peintres, des poètes, des chanteurs... Faire de façon que ce soit original. Comme j’ai déjà dit, ils avaient des ressources et un local... un bâtiment dans un style typique pour les années 30 du siècle dernier. Donc, l'usine a accordé un financement, on y a même mis du parquet, ça présentait très bien. Jusqu'à maintenant il garde la couleur de cette époque-là. Donc tout va bien. On l'avait remis à neuf, et tout ça donnait l'air solennel! Et puis on n'avais plus qu'à y faire venir des hommes d'art, mais comment y arriver? Vous savez bien que les artistes, les gens libres, leur attitude envers les bureaucrates, c'était toujours négatif. Ils s’imaginaient que les komsomols allaient les presser par leur idéologie, qu'ils ne pourraient pas faire ce qu'ils veulent, que leurs tableaux ne répondraient pas aux exigences de l’Association officielle des peintres soviétiques, par exemple. Alors, les komsomols m’avaient contactée. Il faut dire qu'en ce temps-là je venais de retourner à la maison après mes longs «vagabondages»: mes études à Odessa, après mon travail à Jytomir, où j'avais travaillé dans des endroits différents, entre autres, pendant une année j’ai enseigné le français à l’institut pédagogique, à la faculté de biologie... Donc, quand j’étais revenue à Kryvy Rih, je ne pouvais pas me trouver un poste dans ma spécialité, on enseignait très peu le français chez nous et, malheureusement, aujourd’hui cette situation reste comme avant... Et alors j'ai trouvé un poste de pédagogue organisateur aux résidences pour le personnel de «Kryvorojstal». Il faut dire que la direction de l’usine avait toujours fait preuve d'une attitude très sérieuse envers les loisirs culturels du personnel. On y organisait chaque année des concours artistiques d’amateurs, et moi, je m'y sentais toujours comme un poisson dans l'eau… Et alors j’avais enrôlé dans mon foyer un groupe artistique et on avait monté avec eux un petit spectacle pour le concours, et les komsomols l’avaient vu et, tout de suite, ils étaient venus me voir: «Ecoute! On a qqch à te proposer... – nous voulons créer un club absolument original, nous avons pour cela un bon local, on a des moyens... et maintenant il n'y a que des gens d'art qui manquent...». Et à ce moment-là j’avais déjà beaucoup de contacts dans les milieux artistiques. Ainsi, la rencontre avait eu lieu à la Maison d’architecte de Kryvy Rih, lieu de rendez-vous des intellectuels à l'époque. Le secrétaire adjoint komsomol pour l'idéologie, le prédécesseur de Tourtchinov, Olexandre Oleynitchenko y était venu en ma compagnie. Il faut dire que plus tard plusieurs komsomols artistes étaient devenus très connus, les uns avaient dirigé de grosses banques, d'autres avaient fait de la politique, comme Olexandre Tourtchinov.
Cette rencontre avait été vraiment importante. J’étais venue avec les komsomols, et les artistes, les poètes étaient venus aussi, tous ceux qui jusque là se réunissaient dans des sous-sols ou bien à la cuisine chez quelqu'un pour y réciter leurs vers «progressistes». Ces poètes et ces peintres, ils se connaissaient déjà entre eux, et moi, je ne les connaissais pas encore. Bref, c'était la bohème! Et dès le début cette «bohème» ne nous a pas pris au sérieux : «Bien, vous êtes venus nous voir, nous on a du talent, on est bien avancés en la matière, et vous, qui êtes-vous, les komsomols?! ...et vous êtes venus nous voir avec la proposition de nous réunir? ...qu’est-ce que vous vous imaginez?!..» Et moi..., je me trouvais entre eux et ne pouvais pas leur prouver que je n’étais pas du tout komsomol. Il faut dire que j’étais toujours active, j'étudiais bien à l'école, pourtant mon attitude envers la politique était toujours neutre, et puis, j’avais trois fois perdu ma carte de komsomol!, et pour la dernière fois je l’avais demandée avec un seul but – avoir la possibilité d’entrer à l’institut! En Union Soviétique c’était une nécessité absolue! Et moi, je les perdais tout le temps, je ne sais pas pourquoi... Alors les komsomols s’étaient levés et ils avaient dit: «On ne va pas tolérer cela, on en a assez!» Et la bohème de même: «Tant mieux! Nous aussi, on ne va pas tolérer cela!..» Et puis j'ai intervenu pour répondre à la bohème: «Ecoutez! Vous végétiez dans des sous-sols, vous n'aviez que dalle, vous n'aviez rien pour faire de la peinture, ni de quoi vivre... enfin, ces gens-là vous proposent une solution, ils savent ce que vous êtes, qui vous êtes et ils n’ont rien contre vous, donc, vous allez dessiner tout ce que voudrez! Pensez bien, on voudrait que ce club pour les jeunes soit moderne». Cette discussion avait duré trois heures, mais finalement on s'est mis d'accord.
Plus tard, ce n’était jamais facile pour moi, parce que la bohème rouspétait, ils disaient: «On n’a pas besoin de parquet ni de verres de cristal! ...on a besoin de toiles et d’aquarelles...», car les komsomols avaient commandé les verres... Mais puis nous nous étions réconciliés tous, on avait amadoué les komsomols avec les soirées dansantes qu'on avait organisé pour le personnel de l'usine, et pendant ces soirées on exposait les tableaux de nos peintres, et les jeunes de l'usine pouvaient voir tout ça. Nous avons organisé encore beaucoup de sections différentes, pour les peintres, pour les poètes, et moi-aussi, j’avais consenti à y travailler à condition que je puisse diriger la section théâtrale. Mon mari Rodione était dans la section poétique, p. ex., mais à ce moment là on se connaissait à peine.
D’abord, c’était très intéressant, pourtant il y avait ceux qui se révoltaient, ils me disaient: « Tu met le pied partout comme un commissaire du peuple! Tu n'as qu'à te faire mettre un manteau en cuir et un pistolet et tu feras la loi! ».. Et moi, je ne pouvais pas laisser faire quand je voyais des choses qui n'étaient pas à leur place ou bien des conflits. Moi, je répondais de tout, pas que du côté artistique. En fait l’usine avait accepté même de prévoir un poste de pédagogue-organisateur, c'était spécialement pour moi! Et ce n’était pas facile à l’époque quand tout se décidait à Moscou... Quasiment personne ne le savait, parce que s'ils apprenaient qu'ils étaient supervisés, eux qui avaient tant de talent, par un pédagogue-organisateur, ils se seraient moqués de moi, c'est comme si j'étais là pour faire leur éducation (elle rit).
Et après, on a mis les voiles! On se déplaçait en se produisant en public, en organisant des expositions non seulement dans notre club, et je ne sais pas combien de milliers de personnes de tous les six quartiers de Krivy Rih sont passées par le club. Notre club n’appartenait plus seulement à «Krivorojstal», il appartenait à toute la ville. Et un jour il y a eu une réunion des administrations de toutes les grandes usines métallurgiques de l’Union Soviétique, cette réunion a eu lieu chez nous: plus de deux cents personnes y étaient venus : directeurs, adjoints, directeurs techniques. On les avait emmenés en bus très chics et on leur a montré notre club, et ils étaient ravis, parce qu’aucune entreprise du pays (à l'époque c'était l'URSS. - note de traducteur) – ni à Taguil, ni où que ce soit... – il n’y avait pas de tel club. Que chez nous ! Et alors on avait invité notre directeur exécutif... – c’était Volodia Drychluk, jeune ingénieur qui était arrivé dans notre ville tout de suite après ses études... – pour qu’il explique comment on y a réussi..., on l’avait invité à Moscou à la réunion du Ministère de la sidérurgie, ...c’était comme ça... Par la suite, un journaliste de « Pravda de komsomol » était venu nous voir...
I. – C’était le début des années quatre-vingts?
R.K. – C’était en quatre-vingt-six, pour être exact.
N.K. – Il faut prendre en considération que cela s’était passé à l’époque de «pérestroïka»..., à l’époque où on optait pour adopter un autre mode de fonctionnement socio-politique dans le pays, voilà pourquoi c’était devenu possible, ...cet intérêt envers nous.
I. – Et cette époque, c'était comment en général? Vous dites qu’on laissait déjà sortir les intellectuels, les artistes de leurs sous-sols où ils se réunissaient, chez qqn à la cuisine. On les laissait sortir dans le monde officieux dans le cadre de ces clubs. Comment était cette époque si on compare avec aujourd'hui? La jeunesse, les jeunes qui vont lire cette interview... pour qu'ils puissent comparer...qu'en pensez-vous ?
N.K. – Je veux dire que moi, je ne séparerais pas les générations d'une manière si nette. Vous savez, j’aime bien travailler avec les étudiants, et je vois qu’il faut choisir sa manière pour leur en parler. Comment en parler? Si on parle d’une façon officielle, sèche, c'est une chose..., mais si c’est un langage imagé, un langage d’art... ce serait autre chose: ils écoutent sans sourires ironiques.
En quoi je vois le grand défaut de la jeunesse contemporaine en comparaison avec nous d’autrefois? Ils disposent de trop de moyens techniques. Nous, nous avions fait tout avec un rien, par exemple, on avait fait nos décors nous-mêmes, Dieu merci, on n’avait pas d’internet, on échangeait directement en voyant l’un l’autre, vous comprenez... On faisait plus attention les uns aux autres ...dans des situations différentes de la vie. C’était pour nous la possibilité de nous montrer, montrer notre état intérieur... Et nous avions une ambiance qui stimulait la créative! Nous nous aidions l’un l’autre à nous former pour découvrir des choses nouvelles. Moi, par exemple, j’aimais toujours la poésie, mais jamais je ne m’imaginais qu’un jour j’aurais affaire à ça, à travers mes traductions même..., je n’y avais jamais pensé. Et quand j’écoutais nos musiciens, – il y avait chez nous cinq groupes de musique!.. – et aussi nos bardes, ah ! c'était passionnant. Il faut dire qu'on avait tissé des liens qui restent en place jusqu'à ce jour. Ce livre que vous présentez aujourd'hui, il avait été illustré par des dessinateurs de « SPLAV » - Yuri Ratouche, Serguyi et Svitlana Oksamytnyi, Victor Topol. Et puisqu'on parle dessin et peinture, je ne peux pas ne pas évoquer les noms de ceux qui étaient aussi à « SPLAV », qui avaient énormément contribué à la promotion de la peinture contemporaine urbi et orbi. Je parle de Yuri Zelenyi et Viatchéslave Rogovyi. (Pour voir leur travaux, vous pouvez accéder à leur pages sur Facebook: Юрий Конст Зелёный, Yuriy Ratush, Slava Strannik)
Nous vivions comme une grande famille. Personne ne demandait ton âge, c’était la jeunesse de l’âme qui triomphait. Découvrir et se faire découvrir, c'est ce qui était essentiel, pour ces gens, tels que, par exemple, Grygorii Synytsia, célèbre peintre ukrainien. Dans la dernière période de sa vie il habitait à Kryvy Rih et maintenant il y a chez nous son musée. Mais après sa mort, on avait fait venir la plupart de ses travaux à Kyiv, et ça, c’est bien, je crois qu'on avait bien fait!.. parce que son œuvre, elle appartient à tout le monde, à tout notre pays... Lui même il était élève de Boytchouk, peintre ukrainien connu dans le monde entier qui avait été victime des répressions de Staline. Et dans les années 80 Grygorii Synytsia avait, peut-être, plus de 80 ans, mais c’était tellement intéressant pour nous de le rencontrer! C’était pour nous un véritable trésor! Une véritable source de sagesse et de passion pour la vie.
Et il s’était trouvé que dans ce monstre industriel, dans notre ville natale il y avait vraiment beaucoup de gens douées qui faisaient des choses vraiment bien, qui tâchaient de tout faire à fond... Par la suite, plusieurs étaient partis pour devenir célèbres à l’étranger: en Espagne, en Italie, à Moscou... Et d’autres encore, ils étaient restés ici.
I. – Vous savez, on dit parfois des auteurs: quel que soit le sujet du livre qu’il écrit, c'est de lui-même qu'il parle. J’ai lu votre livre et il me semble que vous, au contraire, vous écrivez plus sur les autres que sur vous-même.
N.K. – Justement, ce matin j’y ai réfléchi encore... au titre que je pourrais lui donner, à ce livre, si j’étais son seul auteur? Mais nous l’avions écrit ensemble, nous deux avec Rodione... Et si j’étais seule, je le nommerais «Sur le temps et sur moi... », dans continuité des œuvres de Ilia Erenbourg. Chez Rodione, c’est autre chose, il va en parler lui-même... Lui, c'est un poète, un poète qui pourtant rêvait de faire ses études à la faculté de psychologie, mais la vie, parfois elle décide pour nous, et ...
R.K. – Et qui finalement était entré à l’école des mines, à la faculté électro-technique...
N.K. – Et puis je lui ai dit que je ne veux plus entendre parler technique, qu’il était poète et qu'il devait travailler avec moi. Ainsi, il est venu travailler dans notre club et il est devenu mon adjoint. C’est que dans les années 90 nous avions organisé à SPLAV (en ukrainien «ALLIAGE») – c’était le club dont on vient de parler... – une entreprise pour œuvrer à la renaissance de la culture ukrainienne, « Tchervona kalyna » (en ukrainien «l’Obier rouge»), c'était son nom, et c’est très intéressant, comment nous sommes arrivés à cette idée, à ce projet... Vous voyez que la première partie du livre est écrite en russe. Comme c'est un journal, cela veut dire qu'à ce temps-là on communiquait et on écrivait en russe... Voilà pourquoi c'est en russe.
I. – Puisque vous parlez des langues, Pani Nataliya («Pani» en ukrainien veut dire «Madame», on accentue la première syllabe. - note de traducteur), je voudrais vous demander quelle est votre attitude envers le bilinguisme?
N.K. – Très positive. Nous n'y voyons aucun problème...(jette un regard à R. qui est assis à ses côtés). Vous savez, en première année j'avais fait mes études à la faculté des langues étrangères à l’Institut pédagogique, à Ismaïl (ville au sud de l'Ukraine, dans la région d'Odessa. - note de traducteur). Dans cette région on trouve des gens du sud, venant des cultures différentes. Dans notre groupe nous étions dix et chacun de culture différente: mon amie Sofia Vilk était Juive, l’autre, Tanya Gerjik – était Bulgare, Tanya Potapova était Russe... Et quant à moi, ma mère était Ukrainienne et mon père était Russe... Il était d’origine de la région de Tver, du village Krovotigne, et quand il avait 15 ans, leur famille s’était établie à Leningrad (aujourd'hui St.-Petersbourg en Russie. - note de traducteur). Pendant la 2-ième Guerre Mondiale mon père était soldat, il avait été blessé et on l’avait envoyé en arrière pays, dans la région d’Orenbourg (en Russie. - note de traducteur), où en ce temps-là on avait évacué ma mère avec ses parents et ses quatre enfants: mes deux frères et mes deux sœurs aînés. C’est que son premier mari était communiste et au début de la guerre il avait péri puisqu'il était lié aux résistants. Ainsi, mes parents s’étaient mariés et après la guerre ils étaient venus s'installer à Kryvy Rih avec leurs six enfants déjà, parce qu’à Oural avaient été nées encore deux de mes sœurs... Et moi, j’étais la dernière, la septième enfant dans notre famille et j’allais naître à Zélény (en ukrainien «le Vert»), la cité ouvrière qui se trouvait presqu’au pied de l’usine «Kryvorijstal». J’étais très heureuse d'avoir eu des parents que j'ai eu, et je souhaite à chacun d'en avoir comme ça!.. je ne veux plus en parler... sinon je vais pleurer... (elle se reprend)
Revenons à votre question sur les langues. A Ismaïl... Il y a eu aussi des Moldaves, des Roms, des Gagaouzes qui faisaient leurs études avec moi, par exemple, Gueorguii Kartalanou et Vassil Farima... Et moi, j’aimais tant apprendre leurs langues maternelles!.. ...apprendre leurs langues, vous savez...
I. – Donc, vous aviez profité de l’occasion pour apprendre leurs langues, les langues de vos amis du groupe d'études?
N.K. – Mais oui! Je les dévorais, leurs langues!.. et il est très étonnant pour moi quand je rencontre qqn qui ne veut pas apprendre la langue du pays où il habite, surtout quand c'est une langue nationale, cela m’étonne beaucoup. Il est vrai que parfois ce n’est pas possible à cause de la physiologie de la personne, comme cela était le cas avec mon père, Russe de par son origine, par exemple. Il n’avait pas pu apprendre à parler ukrainien, mais je crois, que cela ne lui a jamais empêché de communiquer avec ma mère.
I. – Dites, et «Zagrava» (en ukrainien « reflet de lumière ». - note de traducteur), vous en parlez dans votre livre..., c’était un petit périodique qui était édité auprès de SPLAV ou bien, c’était un projet à part?
N.K. – Non, il était édité auprès de «Tchervona kalina», c’était le nom de notre entreprise, vous savez... nous avions eu de la chance, car notre usine nous aidait toujours en toute chose, ...nous soutenait matériellement et moralement, parce que SPLAV faisait partie de l'usine. Aussi parce qu'il y avait des gens cultivées dans l'administration. Je crois que cette tradition avait pris racine avec Vesnik. Il avait été fusillé en 1937, c’était le premier directeur de notre usine. C'était un homme cultivé lui aussi, comme sa femme qui était mère de l’acteur Eugène Vesnik, c’étaient ses parents, les parents d’Eugène Vesnik, acteur soviétique bien connu. Et la femme de notre premier directeur avait réuni autour de soi tous les intellectuels qui organisaient des clubs et des sections artistiques jusque dans les petits quartiers de notre ville, comme, p.ex., à notre Zélényi. Notre premier directeur avait été fusillé et sa femme avait été envoyée à Solovki (les îles Solovetsky, ou Solovki c'était un des lieux où se trouvaient des camps de prisonniers politiques en URSS, métonimie de GOULAG. - note de traducteur), elle y était restée pendant dix ans..., et leur fils, Eugène Vesnik, futur acteur, avait été envoyé dans un orphelinat. C’était un acteur assez connu, il est déjà défunt, c'était un acteur soviétique... C’était un acteur du niveau de Batalov, ou de Bassilachvili... Ainsi, cette tradition a pris racine chez nous. Peut-être, c’était le Bon Dieu qui a voulu qu’elle soit ancrée chez nous. On peut supposer que cette tradition vient encore de l’époque des cosaques, des traditions et de la culture cosaque. Certains de nos amis disent qu’il y a ici une influence énergétique qui vient des roches cristallines... Oui-oui, le bouclier cristallin, ...on dit qu’il irradie de forces qui sont capables de charger quiconque en énergies créatrices, et nous en avons trop dans notre région!.. Non, je parle sérieusement, ne riez pas, et si on prend votre Odessa, c’est votre mer, qui est votre « bouclier cristallin »...
I. – Non-non, tout au contraire, c’est une image que j'aime bien...
N.K. – Et puis, des gens de beaucoup de nationalités habitent dans notre ville, et, peut-être, cette union de caractères, de traditions, de cultures différents avait joué son rôle positif, ...puisque chaque nation avait apporté quelque chose de sien dans cette culture commune de Krуvy Rih.
N.K. – Qu’est-ce je pourrais en dire? Ce n’était pas la meilleure période de ma vie, de ma vie privée, ...quand j’étais venue là. Pendant mes études en première année à Ismaïl tout le monde m’aimait – les professeurs, les étudiants de mon groupe, la famille chez qui je louais une chambre... – tout le monde! Et puis quelque chose s’était passé (elle regarde son mari et puis continue) – enfin, si je me permets d’en parler dans notre livre, je peux le dire dans cette interview: il s'agit d'un drame que j'ai vécu, un drame personnel, même plus, c’était un grand désenchantement pour moi, la perte d’une illusion... et j'en souffrais fort. Plus tard lorsque j’y pensais, je me demandais pourquoi j’avais ressenti un tel vide? Pourquoi tout événement de ma vie privée me blessait autant? Peux-être, à cause de ma trahison, parce que j’avais trahi mes rêves. Je rêvais de devenir un jour réalisatrice du cinéma, et le français, il avait apparu dans ma vie, comme ça, par hasard... Je me disais que même des célèbres réalisateurs, ils avaient essayé d’abord d’autres métiers et puis ils devenaient réalisateurs au cinéma. C’est à dire qu'ils avaient eu d’abord quelque expérience de vie, premièrement, une expérience psychologique..., parce que c’est très important pour chaque réalisateur. Donc, j’ai décidé d’apprendre le français, j’aimais le français depuis toujours, faire mes études à cette faculté, et je me suis dit qu'après, j’irais à Moscou à l’Institut du cinéma et je leurs dirais: je suis qqn qui est prêt pour devenir réalisatrice. Et vous imaginez, je l’avais fait, j’étais entrée à la faculté des langues, mais, tout de même, après cette crise dont j'ai parlé, j'avais un cœur brisé et j’avais tout lâché, je n’avais plus aucun intérêt à mes études... J’avais fait mes études en première année avec mention. Et puis c'était ma crise qui commençait. Alors j’avais décidé d'aller étudier de façon pour être plus proche de ma maison natale, – la distance entre Ismaïl et Kryvy Rih est plus de 1000 km... – et comme ça je m'étais dit que je serais mieux. Et j’avais décidé de me faire transférer à l’université de Kyiv. Et chemin faisant j’étais descendue chez une amie d’enfance qui habitait à Odessa à ce moment-là, elle était Odessite de souche, mais elle avait vécu 10 ans à Kryvy Rih. Et elle m’a dit: tu dois rester faire tes études à l’université d’Odessa. Elle m’a pris par la main et m'a traînée jusqu'à l’université et là, elle avait fait une bonne impression au directeur de la chaire. Elle était si impressionnante!, avec son turban vert clair sur la tête, elle ressemblait beaucoup à Marina Vlady... Et après l'entretien on m’avait admis en deuxième année à l’université d’Odessa.
24 décembre 2018 (suite)
N.K. – Excusez-moi, je vais chercher un mouchoir, j'ai un rhume (elle revient 2 minutes après). ...Aïe!.. je n'ai pas trouvé de mouchoir, mais j'ai marché dans le gâteau avec mes doigts... Aujourd’hui, c’est notre anniversaire avec Rodione.
I. – Ah! C’est votre anniversaire ? Vous deux vous êtes nés le même jour?!
N.K. – Mais oui! «Deux-en-un». Comme chez Kira Mouratova, elle a un film titré comme ça... (elle sourit)
I. – Ça tombe bien! Joyeux anniversaire pour vous deux alors!
N.K. – Regardez quelle belle chemise brodée ukrainienne traditionnelle, c'est mon cadeau à Rodione, il en a rêvé depuis toujours, et aujourd’hui je lui ai fait ce cadeau... Il m’a dit: je vais la mettre pour l'interview. Donc, ce n'est pas de la frime ...
I. – Je ne vois pas la chemise de R. ...baissez un peu votre caméra... Et bien!..(on baisse le caméra à Kryvy Rih et maintenant on voit bien) ...elle est très belle, très belle, votre chemise!
On va commencer, voilà ma question: il n’y a pas longtemps j’étais en conversation avec une connaissance, on parlait sur un sujet d'actualité, et puis on a parlé du russe. Et je lui ai dit : le russe, qu'est-ce qu'il va devenir en Ukraine ? On a beaucoup fait en russe, et c’est aussi notre héritage. Et on ne doit pas y renoncer comme ça. Et il m’a répondu, que c’est du passé colonial. Le passé colonial, on peut le comprendre, c'est comme avec des pays africains, ils ont eu eux aussi leur passé colonial... Quand au début vous m’avez parlé des komsomols artistes et de la bohème, cette question m'est venue tout de suite: et qu’est-ce qu’on doit faire avec notre héritage soviétique? Vous avez encore dit, qu’il ne faut pas séparer les générations d’une façon si nette, et là je suis d'accord, et pour construire une Ukraine contemporaine, est-ce qu’il faut nier le passé soviétique? Et si on prend l'exemple d’Eugène Vesnik dont vous avez parlé, son père avait été fusillé en 1937 par les services secrets soviétiques, et pourtant son fils était devenu acteur populaire soviétique. Vous voyez... C'est ambivalent, le bien et le mal qui vont côte à côte. Qu’est-ce qu’on va faire avec tout ça?
N.K. – D’abord, Vesnik : je suis sûre que dans son âme Vesnik-fils avait gardé les meilleurs souvenirs de ses parents, et le peu qu’il avait raconté avec beaucoup d’émotion, prouvait qu'il les voyait idéals... Ceci malgré qu’on le persuadât tout le temps que son père était un traître... Quand tout ça s’était passé avec son père, il était envoyé dans un orphelinat, comme je l’ai déjà dit, et puis c'est sa grand-mère qui était venue l'y chercher pour le prendre en charge. Et sa mère, elle avait fait le camp des prisonniers politiques à GOULAG, une dizaine d'années quelque part dans le nord.
I. – Et elle en était revenue?
N.K. – Oui-oui, Dieu merci... ...elle avait vécu une longue vie... C’était aussi une personne extraordinaire. Mes sœurs aînées et beaucoup d’autres gens, mes compatriotes, m’avaient raconté que dans notre cité où il y a l'usine, il y avait beaucoup de plantes exotiques qui n’étaient pas typiques pour les steppes. On peut en trouver encore aujourd’hui, malgré qu’au début des années 60 on avait commencé à démolir notre cité pour élargir le territoire de l’usine. C’était une véritable tragédie, surtout pour ceux, qui avaient leurs maisons privées. Comme, par exemple, pour mon oncle Grygorii, le frère aîné de ma mère ... Il y a eu ceux qui se jetaient sous le bulldozers, mais cela n’avait rien donné... Et puis ça a provoqué beaucoup de morts prématurées. Mais c’est une autre histoire. J'en parle dans un livre qui n'est pas encore publié.... Et voilà, donc, on m’a dit que celle qui avait ramené ces plantes des autres pays, c’était Eugenia Vesnik. C'était elle qui était à l'origine de nombreux clubs de culture dans la ville... Elle était cantatrice d’opéra, très douée et aussi une très belle femme, elle devait aller aux Etats-Unis pour chanter sur la meilleure scène de ce pays, elle avait un contrat signé pour deux ans, mais elle n'y est pas allée, elle a suivi son mari qui partait en mission à Kryvy Rih. Vous imaginez ça?! Il y a peu de temps, j’ai eu une discussion avec un écrivain compatriote. On a beaucoup de respect pour ses activités liées à l'histoire et la culture régionale... et parfois il nous aide dans notre travail. Quand il a appris que j'évoquais dans un article en termes positifs notre premier directeur de l’usine, Vesnyk, il n'a pas aimé ça: «Quoi? Vous avez écrit qu'il était allé en Amérique avec sa femme, habillés en costumes qui coûtaient une fortune, et puis, ils ont pris l'avion!.. Cela coûtait les yeux de la tête pour un pays aussi pauvre que le nôtre! » Et moi, je lui ai répondu que lui-aussi, il portait des vêtements chers, et lui-aussi, il avait été membre du parti communiste. Et en ce qui concerne notre premier directeur, j’ai entendu dire qu’il prenait souvent le transport en commun pour aller au travail, vêtu d’une simple robe d'ouvrier. Aujourd’hui on voit son monument à l’entrée centrale de l’usine, et je crois, que c’est bien. Et donc ce Vestnik-fils, il portait, peut-être, aussi des larmes amères au fond de lui, en voyant ce qui se passait, avant et après, pendant les années soviétiques... Mais il savait bien qu’ici, à Kryvy Rih, son père s’était montré tout autrement. Et puis, notre copain a oublié, peut-être, que si Vestnik-père était allé en Amérique, ce n'était pas pour s'amuser, mais pour inviter chez nous des spécialistes en sidérurgie.
Et voilà encore une chose. Qu’est-ce que c’était que notre Zélényi, notre chère cité ruinée? Zélényi – c’était l'endroit qui donnait refuge à ceux qui étaient rejetés, humiliés, déclassés par les pouvoirs: des anciens « kourkouls » (des paysans aisés dépossédés de leurs bien au profit de l'Etat), des anciens soldats des bataillons disciplinaires de la 2-ième Guerre mondiale, qui encore? ...des Ukrainiens de l’Ouest qui étaient eux aussi passés par GOULAG et à qui par la suite on n'a pas permis de revenir dans leur pays d'origine. Nous en avions eu beaucoup, ici, à Kryvy Rih. On considérait qu’ici, parmi les Ukrainiens de l’Est et ceux qui étaient des nouveaux venus, comme mon père, ils se disperceraient, perdraient leur identité.
C’était une cité des ouvriers... Ceux qui y habitaient n’étaient point des flemmards inhabiles, des fainéants. Eux, ils savaient tout faire. Aussi, c’étaient des gens de différentes ethnies. Et c'étaient eux, ces gens-là, qui me servaient de modèle qui existait, fonctionnait en parallèle et malgré l’Union Soviétique parce que notre Zélényi, c'était un territoire démocratique dans un pays totalitaire... Ainsi, la démocratie, je l'ai découverte dans cette petite cité. Et pour mon mari Rodione, la démocratie commençait avec son père qui venait d’un village non loin de Kryvy Rih. Donc, son père, non, le grand-père de mon mari, c'était un prêtre protestant, vous comprenez? et le père de mon mari, mon beau-père, il était devenu communiste!
I. – Et si Rodione en parlait lui-même?
N.K. – Oui-oui! Rodione, vas-y, parle.
R.K. – De quoi?
N.K. – De ton père... de ton père, mais ne sois pas long... Vous savez, son grand-père, c'était un prêtre des évangélistes chrétiens. Et dans leur famille, il n'y a que deux prénoms masculins qui se relayent tout le temps: Ivan et Rodione...
R.K. – Rodione, c’était mon arrière-grand-père, et mon grand-père s’appelait Ivan. Donc, mon arrière-grand-père est mort à l'âge de 25 ans, il a laissé mon grand-père orphelin parce qu'un peu avant sa femme était morte elle aussi. Il exploitait une carrière de granit, c'est après qu'on a appris que c'était radioactif. Et dès l'âge de six ans mon grand-père était élevé chez ses oncles. C’est que leur village était protestant dès le 19-ième siècle, il y avait là beaucoup de protestants, et on faisait l'éducation des enfants dans l’esprit protestant. Et mon père, il aspirait toujours à l'indépendance. Jamais il ne supportait les dogmes. Et son statut de communiste, à cette époque-là, s'il n'était pas communiste, il ne pourrait pas devenir ingénieur en chef. Ce serait impossible.
N.K. – Et voilà, quant à Vesnik, c'était un ingénieur-sidérurgiste excellent, mais pendant la guerre civile il guerroyait du côté des bilchoviks... C’est que l’idéologie peut parfois être une chose erronée, elle peut mener les gens dans de tels fourrés! N'empêche que les intentions soient bonnes. Vous m’avez posé une question qui n’est pas facile, mais je sais une chose: il faut aimer, tout simplement, il faut aimer, il faut faire quelque chose de bon pour tout le monde. Je voudrais citer encore des vers, mais j’ai oublié le nom de l’auteur.
Seigneur, ayez pitié,
ayez pitié des fous et des folles...
oh Créateur, pеut-il exister des monstres
aux yeux de Celui-là seul qui sait,
pourquoi ils existent,
comment ils se sont faits,
et comment ils auraient pu ne pas se faire.
Oh!.. Je me suis rappelée, c’est Charles Baudelaire. C’est à dire, qu’il faut tâcher de comprendre la raison d'être de chacun. Il ne faut pas le «presser» par n’importe quel moyen, mais, au contraire, il faut se donner beaucoup de mal pour chercher à répondre aux questions: comment cela s’était passé avec lui? qui en était coupable? La même chose par rapport à nos komsomols artistes... Il est important pour chacun d'avouer ses fautes, d'avoir, en général, cette capacité de reconnaître ses fautes, de comprendre qu'on a fait fausse route, qu'on s'est trompé d'idée. C’est que nous tous, nous ne connaissions pas notre histoire, je crois, que c’était à cause de notre ignorance totale..., je ne le dis pas dans le sens péjoratif, mais objectif, ...à cause de notre ignorance de beaucoup de choses, de circonstances et de leur raison d'être... Quel était le motif pour moi d'écrire ce livre dont on a parlé, pourquoi j'y raconte mon histoire personnelle, je parle de mes amis de groupe et de mon vécu? Pourquoi je fais tout ça?.. – Je veux réanimer la mémoire, je veux que cette jeune génération comprenne, que nous, en fait, nous n’étions pas trop différents qu'eux. Et tout ce que nous apporte souvent l’idéologie politique – ce ne sont que des «couches» superficielles. Moi aussi, quand j'étais à l’âge de vos étudiants, je ne m’intéressais point à la politique, mais dès mon enfance j’avais une vision des choses démocratique, – voilà tout!.. Dans une prose que j'écris, que je n’ai pas encore terminé, il y a une phrase : La liberté – ce n’est pas quand on aura écrit de bonnes lois qui la légalisent et qu'on les aura proclamées solennellement «vive la liberté-é-é!», mais c’est quand un rêve individuel, cherchant à se réaliser par ses forces créatrices, devient une raison d'être, donne un sens à la vie. Et ces paroles concernent n’importe quelle époque. Dans notre livre, que vous avez lu, il y a un petit essai «Je me souviens...», où il s’agit d’une vraie révolte qui a eu lieu à Kryvy Rih dans les années 60: il y a eu des blessés et des morts... Et mon futur beau-frère, le futur mari de ma sœur aînée, avait été condamné à 5 années de colonie pénitentiaire d'exclusion, parce qu’il était étudiant et d’une manière ou d’une autre il était mêlé à ces événements... Mais lui, il avait purgé sa peine pas comme un prisonnier politique (dans le Code Pénal sous l'Union Soviétique cet article n’existait pas), mais comme un voyou... Mais nous, les enfants, on ne comprenait pas tout ça, et on ne voulait même pas le comprendre. On dévorait la vie à pleines dents, telle quelle était... et on ne cherchait en elle que de la joie. Ainsi, nous tous, toutes les générations, on doit s'entendre sur quelque chose de positif, commun pour nous tous... et, en particulier, trouver du positif dans notre vécu. Les komsomols artistes, nos sponsors, des anciens communistes... et ces intellectuels, notre bohème... – voilà encore un exemple de tel lien. – Le camp cosaque pour les enfants..., le journal «Zagrava» que nous avons lancé pour soutenir la culture ukrainienne, la reconstruction des monuments d’architecture (il y avait une ancienne église qui a été rénovée...) – ils nous ont dit: allez, faites... on vous donne des moyens..., on vous donne tout... Voilà comment nos «dirigeants communistes» nous aidaient. Oui, autrefois ils étaient tous membres du parti communiste, mais finalement c’était, peut-être, leur «éducation de famille», qui a pris le dessus, et, peut-être, au niveau de la mémoire génétique même. Moi, je vois cela comme ça.
I. – Très bien, on va passer à un autre sujet. Rodione, vous êtes coauteur de ce livre, dont on a parlé au début – «Entre-temps ou Ceux, qu’on espérait...» – et votre partie c'est de la poésie. La poésie, qu’est-ce que c’est que ça, maintenant et avant?
R.K. – On ne peut pas donner une réponse complète... C'est une façon de concevoir le monde... Une sensation... Elle peut être parfaite, absolue... et aussi pas très bonne... Il faut avoir du talent, mais il faut avoir de l’expérience. On touche à la perfection à l’aide de l’expérience. C’est comme chez les musiciens... Il faut apprendre à être poète, et il ne s'agit pas seulement de la poésie, il faut avoir beaucoup d’autres connaissances: elles sont aussi importantes. On ne doit pas aimer soi en tant que poète et ignorer ce que font les autres...
I. – Qui vous inspire? ...vous inspirait autrefois?
R.K. – Il y en a beaucoup. Maïakovsky, Chevtchenko... Chevtchenko était le seul poète populaire, comme avait dit Dobrolubov: «C'était un fils du peuple, malheureusement, nous n’avons pas eu un tel poète chez nous, en Russie...». Il écrivait tout ce qu’il voyait par ses propres yeux, comme en avait dit un autre poète, Pavlo Grabovsky: «Je ne suis pas chanteur de beaux paysages, de leur indifférence froide...». Et puis, Lessya Ukraïnka, Ivan Franko..., c’était une personne aux intelligences multiples: philosophe, traducteur, poète, homme public...
I. – Une petite remarque: au début de votre livre avec Nataliya on trouve, principalement, des vers écrits en russe, mais au fur et à mesure qu'on approche la fin ce ne sont que des vers en ukrainien... Ça veut dire, qu’en poésie vous avez passé du russe en ukrainien, c'est ça?
R.K. – Autrefois j’écrivais en ukrainien aussi, mais moins. A présent, j’écris aussi en russe, mais moins... Et je veux vous rappeler Ivan Franko. Quand on lui avait reproché d’écrire en polonais, parce que en ce moment-là c'était assez tendu entre les ukrainiens et les polonais... – il avait répondu: «Je le fait, parce que je sais le faire». Donc, savoir écrire des vers – c’est très peu. L’essentiel, à mon avis,c'est qu'il faut connaître d’autres auteurs, comment ils écrivent...
I. Dans votre livre, Nataliya, vous dites quelque part que vous étiez fascinée par l’œuvre de Kira Muratova, on a commencé d’en parler l’autre jour.
N.K. Pour parler de Kira Muratova, il faut bien choisir ses mots pour ne pas dire des banalités, puisqu’elle même n’était pas banale. Son style, c’est aussi celui que j’applique dans mon travail, c’est un style que je qualifie de « nominatif », c’est-à-dire qu’on n’exprime pas son attitude directement, on décrit les circonstances, les gens, ce qu’ils font, leurs portraits. Pour moi, c’est ça le vrai art – présenter tout de façon à provoquer des émotions chez le lecteur ou le spectateur, sans dire ce que tu en penses.
Et voici l’histoire. Un jour j’ai vu une affiche avec Vysotsky, c’étaient “Les brefs rendez-vous”, et en bas, sous l’énorme photo de Vladymyr Vysotsky, en tout petits, c’était écrit « réalisateur, scénariste, interprète du rôle principal Kira Muratova ». Qui était cette Kira Muratova, personne ne le savait. Comme cette année-là j’allais à l’école dans l’après-midi, j’ai acheté un billet à la séance de matin, il n’y avait personne, puisque ce n’était pas un film à gros budget, et puis c’était la séance de 10h, moi, je me suis dit: “au moins je vais voir Vysotsky”, je l’aimais beaucoup et d’ailleurs je l’aime toujours. Et voilà, le film commençait, moi, je regardais. Non, on ne peut pas dire que je le regardais : j’étais subjuguée par le film, subjuguée à tel point que je m’y étais trouvée. Jamais je n’avais vu un film qui puisse être si vrai, des émotions si exactes, des états d’esprit tellement naturels, cela bouleversait tous mes clichés, tous ces « intrigue-dénouement », vous comprenez, c’étaient des beaux morceaux de la vraie vie...
I. C'est possible. Moi, j’ai plutôt tendance à les définir, ces deux films de Muratova qui sont les plus connus (« Les brefs rendez-vous » et « De longs adieux »), comme des films d’art (angl. art films. – note de traducteur), c’est fait de telle façon qu’on ne peux pas y résister, on est subjugué quand on regarde, je crois que “film d’art” convient mieux pour expliquer, pardon, je vous ai coupée...
N.K. Justement, c’est de la vérité qui est conçue et représentée d’une certaine façon. Et je sais que son travail passait par un vrai martyre, celui de la création, quitte à tout refaire 100 fois. Vous voulez savoir comment je le sais ? Une ami d’enfance, celle qui m’avait aidé à me faire « muter » à Odessa, elle avait travaillé avec Muratova pendant 15 ans, mon amie, elle était chef costumier du studio de cinéma d’Odessa, elle avait fait une école de théâtre. …Alors, je reviens à mon récit sur « Les brefs rendez-vous ». J’arrive à l’école et je dis à mon amie, celle qui adorait le cinéma, je lui dis : « C’était un vrai choc, de la vérité tellement vraie, je n’en ai jamais vu!”... A cette époque-là j’admirais beaucoup les films de Sergueï Guérassimov (surtout «Le Journaliste» et «Au bord du lac»). Par rapport à ça, moi et Rodione, nous avons beaucoup discuté, il n’était pas d’accord avec moi, il disait que Guérassimov, c’était lui qui faisait étouffer le cinéma d’art. Sergueï Guérassimov était à la tête de l’Association des cinéastes soviétiques, et après on a appris que Kira Muratova, c’était une de ses meilleures élèves, vous comprenez... Elle assurait la relève! Et on peut penser que s’il avait Kira Muratova parmi ses meilleurs élèves, c’était quelqu’un de bien, même s’il était au parti communiste, c’est ça que je veux dire! C’était d’ailleurs aussi le cas du père de Kira.
I. Oui, merci, cela explique des choses. J’ai posé ma question parce que ces komsomoletz et ces hommes d’art, ces artistes informels que vous aviez conciliés en une phrase, ceci sur le fond des changements des noms des localités qui a lieu aujourd’hui, des noms associés à l’époque soviétique, des distances qu’on prend par rapport au passé soviétique, ceci m’a eu l’air... c’était intéressant
N.K. Est-ce que c’est important, ces conclusions ?, et vous, comment vous répondez à cette question?
I. A la question « Est-ce que c’est important, l’histoire ? ». Oui, c’est important. L’histoire telle qu’on la connaît, qu’on l’appréhende, tel sera l’avenir qu’on conçoit, et l’Ukraine d’aujourd’hui, c’est aussi un fruit de la période soviétique...
N.K. Je crois, que l’Ukraine d’aujourd’hui est le fruit de l’époque soviétique seulement au niveau des idées et des personnes particulières, mais pas au niveau du système en général. Il ne faut pas confondre ces choses. Et si on parle justement de Kira, son œuvre était toujours sa façon de protester contre le totalitarisme, et certains de ses films avaient été même interdits à cause de cela. Par exemple, «De longs adieux» qui était interdit pendant 15 ans !.. Le père de Kira Muratova, son nom de famille était Korotkov, après la guerre (Seconde guerre mondiale. – note de traducteur) c’était une figure de proue du parti communiste roumain. Ainsi, Kira était née en Roumanie, et sa mère, Natalia Scourtou, elle était roumaine, certainement aussi au parti, pourtant ils ont réussi à élever une fille comme Kira, avec un esprit libre. Je veux dire qu’elle n’est pas tombée du ciel, il ne faut pas voir que du noir et blanc, et l’exemple du père de Kira et celui de Guérassimov, son maître en cinématographie, le prouve.
Quant à Kira, les derniers temps je ne la suivais plus. Tout ce que je savais c’était qu’elle était un point de repère pour moi, quoique certains de ses derniers films, je ne les ai pas tout à fait compris. C’était un format qu’on ne peut pas dire que je ne le comprenais pas, il n’était pas fait pour moi, disons. Je vais essayer d’expliquer... Vous savez, mon auteur préféré, c’était toujours Ernest Hemingway, et maintenant c’est Gabriel Garcia Marques qui travaillait dans la continuité de celui-là. Ça se voit bien dans son «Personne n'écrit au colonel», cette influence d'Hemingway... Chez Marques on trouve aussi des fantasmagories, des réalités historiques, des vérités mises excessivement à l’envers, et tout ça entremêlé, et tout ça ne me gêne pas aujourd'hui. C'est cette réalité qui m'émerveille aujourd'hui.
...Parler de Muratova à qn, c'est important pour moi. Et comme elle et moi, on ne se connaissait pas, et je ne peux plus lui en parler, je me sens obligée d'en parler à qqn. Surtout que c'était votre question. Je reviens à mon récit. Donc, quelques jours passent et mon amie, on était dans la même classe, elle me dit : “Ecoute, j'ai vu le film et j'ai beaucoup aimé, mais lis un peu ce qu'on en dit dans la presse, il y a un article écrasant, stigmatisant!..”. Moi, je n'ai pas crû mes oreilles. A ce moment-là je ne savais pas encore que le «réalisme socialiste», il s'imposait partout, il couvrait tout. Alors, moi de regarder cet article : Ah, mon Dieu! Kira traité de «bourgeoise dépravatrice» et qui encore! Ayant vu tout ça, j'ai décidé de trouver un moyen pour la soutenir. Mais comment ? Lui dire qu'elle est extraordinaire et qu'on la comprend même en province. Et il est arrivé que, c'était à la fin de l'année scolaire, j'ai acheté un numéro du magazine «Le Journaliste», il était édité à Moscou, je l'ai acheté dans un kiosque. Et là j'ai trouvé l'annonce du concours d'admission à l'Institut de cinématographie, à la faculté de la critique cinématographique, je raisonnais comme ça : devenir réalisatrice, c'est un peu tôt, je vais choisir la critique. Et j'ai réalisé tout de suite que pour cette année-là j'étais en retard, que je n'aurai pas le temps de présenter la dissertation qu'on exigeait pour le concours. Et à la place je leur ai envoyé mon avis critique sur le film “Les brefs rendez-vous”. Je savais qu’il y avait eu cet article stigmatisant, et donc j’arrive dans les bureaux d’un journal local, mais on m’a dit : ici, c’est un journal de la ville et on se respecte assez. Bref, ça n’a pas marché. Alors, j'ai envoyé cette lettre à Moscou, à l’Institut de la cinématographie dans la commission d’admission, j’ai envoyé comme si j’étais qn qui ne savais pas qu’il y avait eu cet article stigmatisant, et dans la lettre j’ai écrit: «il est possible que je n’aurai pas le temps pour venir à l’examen, mais je vous prie de transmettre cette lettre à Kira Muratova». Et donc je ne sais pas si on avait transmis. Bien sûr que non.
…Et quand j'ai appris qu'elle n'est plus de ce monde, je venais de rentrer chez moi après mon travail, très fatiguée. J'ai branché la télé pour me détendre un peu et j'ai vu des fragments de «Les brefs rendez-vous», j'ai entendu la voix triste de la présentatrice du journal, et j'ai tout compris. Et dire que c'était le rêve de ma vie, de faire sa connaissance! En fait des deux, de Marques et de Mouratova. Avec Marques, c'était, comme ça, improbable, et Marques n'était plus de ce monde. Et maintenant elle aussi, elle est partie, et j'ai éclaté en sanglots. J'avais eu toutes les chances de faire sa connaissance et je ne l'avais pas fait. Ce qui comptait pour moi, ce n'était pas la question de travailler ou ne pas travailler avec elle, mais pour moi c'a été quelqu'un de VRAI. Et pour beaucoup d'autres elle était qqn de difficile. Mais qui a dit qu'on n'aime que ceux qui sont faciles à comprendre, qui donc a le droit d'en juger ?
I. D'accord. Pani Nataliya, cette interview est réalisée à l'occasion de l'année de la langue française en Ukraine, alors parlons de vos relations avec le français, quand l'avez-vous appris, vous souvenez-vous de vos enseignants ?
N.K. A l'époque de ma jeunesse on commençait à apprendre les langues étrangères en 5ième année de l’école – que en 5ième ! Et moi, j’ai eu de la chance : notre prof, c’était une phonéticienne excellente, Nina Vorobyova, diplômée de l’Institut des langues étrangères de Moscou. Et elle m’aimait bien. Et là je veux vous expliquer, ma passion pour le français à l’époque et celle que j’ai pour lui aujourd’hui, d’où ça vient. Pour moi, parler français n’a jamais eu de sens traditionnel pratique, vous comprenez. Bien sûr que, quand j’étais en première année, à cette époque-là le meilleur étudiant, on l’envoyait pour suivre une formation après la première année, si tu as de très bonnes notes, si tu participes à toutes les activités de la faculté, si tu as un état civil approprié, tu avais le droit d’être envoyé en stage à l’étranger. Ainsi, moi, à Ismail, je pouvais aller faire 2 mois à Paris, et après 6 mois à Dijon, et cela ne m’a pas arrêté, parce que quand je ne peux plus supporter de rester là où je suis …
I. Ah oui, comme ça, vous êtes allée à Paris et à Dijon ? C’est ça ?
N.K. Non
I. Donc, ce n’était qu’une possibilité, j’ai compris
I. Oui. Justement, je voudrais en parler, comment cette «possibilité» à Ismail, à quoi cela avait abouti. D’ailleurs, cela pourrait intéresser vos étudiants à la faculté, pour qu’ils sentent un peu la différence entre mon temps à moi et leur temps à eux. En deuxième année, quand j’étais déjà à Odessa, une de mes amies, Sophia, vient me voir, je l’avais évoquée déjà là où je vous avais parlé de mon groupe d’Ismail. Elle est venue parce que sa mère, on l’a hospitalisée, elle était à l’hôpital régional pour se faire opérer le cœur. Donc, après les premiers bisous de retrouvailles, on a parlé, et elle est resté chez moi pour la nuit. Elle m’a dit : «tu sais, sans toi dans le groupe on s’ennuie, et puis mon voyage en France, je ne l’ai pas eu». Il se trouve qu’après mon départ, c’était elle qui devenait candidate pour y aller en stage, puisqu’elle était très appliquée, très motivée, c’était une lumière! Et moi de demander : «Mais pourquoi?!». «La case ‘nationalité d’origine’ dans mon état civil ». Et moi, à ce moment-là, je n’avais pas compris de quoi il s’agissait, je n’avais jamais entendu parler de cette case. Et elle m’a expliqué que c’était parce qu’elle était Juive. Moi, je ne savais pas ce que je devais dire pour la soutenir, mais c’était bizarre et bien dommage, son père avait fait la guerre, il avait eu des décorations, et toute sa vie il était boulanger aux côtés de son épouse, tous les deux ouvriers dans une fabrique de pain, un travail infernal ! Leur famille, ils habitaient dans une petite vieille maison, très propre, très broderies traditionnelles ukrainiennes et amidon, elle devait avoir 200 ans, on se chauffait à la cheminée... Son frère c’était quelqu’un de bien, mais il avait des «addictions», sujet d’inquiétude permanente pour les parents. Quant à Sophia, à l’école où elle allait, elle apprenait l’allemand, il n’y avait pas de français, alors, vous imaginez, combien elle a dû travailler pour rattraper les autres et puis finalement passer devant! Bref, on a envoyé une autre, dont la nationalité «répondait» aux normes d’Etat. Peu de temps après, celle-ci s’est mariée avec un français et a émigré... Il y a quelques années, moi et mon mari, on est allé à Ismail, j'ai souhaité retrouver qqn de mon groupe, et on m'a dit à la chaire de français que Sophie se serait retrouvée en Amérique. Elle y serait allée avec sa famille: on disait, que son mari, ce serait un ancien officier soviétique, aussi un Juif... Est-ce qu’on peut leur reprocher ça, qu’ils n’étaient pas « patriotes soviétiques » ?
Alors, je reviens à mon histoire. Donc, je n’ai pas profité de cette occasion et je me suis fait « muter » à l’université d’Odessa, et j’ai eu une période difficile… Ma passion pour le français, à qui encore est-ce que je la dois ? A Charles Aznavour, c’était important. A l’époque j’avais beaucoup de ses disques pour le phonographe, petits, produits à l’Union soviétique. Je vous avoue, je m’en délectais. C’est pour dire que le français, je l’ai aimé pour ses tonalités, pour sa musique. La musique, le chant, c’est ma deuxième nature, c’est humain le chant, on s’exprime aussi avec. Bref, il m’avait comblé, je connaissais par cœur toutes ses chansons que j’avais sur les disques. C’est pas que je n’aimais pas l’allemand ou l’anglais. Mais je dois vous dire que ma note pour l’anglais, j’ai eu «bien» dans mon diplôme et encore grâce à ma prononciation ! Puisqu'à part la prononciation, je n'y connaissais rien. Moi je ne voulais pas l'apprendre en toute conscience car je croyais que la phonétique anglaise pût affecter ma prononciation française. Et moi, j’étais aux petits soins avec ma prononciation, je voulais la protéger contre les influences étrangères. Après, je disais toujours à mes élèves quand je donnais des cours particuliers, à ceux qui devaient passer leurs examens d’entrée à la faculté : « Vous devez charmer, émerveiller la commission d’admission par votre manière de prononcer»
I.Aujourd’hui, ça a changé, il n’y a plus d’examen oral à l’entrée, il y a le ZNO (équivalent de BAC en France. – note de traducteur)
N.K. Quel dommage ! Et vous comprenez, le seul Français qui nous enseignait à Ismail, Paul, c’est lui qui m’avais sauvée, c'était grâce à la prononciation. Sa collègue, elle voulait me donner un « bien » à l’examen d’entrée et ce qui rendait mon entrée incertaine. Et puis quand j’étais en troisième année à Odessa, et que je devais répondre à Michel Blondel, un Français, professeur à la Sorbonne, si je me trompe pas, lui raconter par cœur le passage de Victor Hugo « La danse d’Esmeralda avec sa petite chèvre », là il y avait une phrase que j’ai toujours en tête « ...enfermée comme une princesse palatine », je l’avais prononcée d’une façon à tel point pathétique!.. Et lui, en souriant il s’est levé – bien qu’il n’avait que 26 ans, c'était un professeur sévère, mais son habitude de s’asseoir sur le bord de la table, c’était nouveau pour nous – , il s'est levé en battant légèrement les mains: “bravo, mademoiselle !”. Pour moi, la prononciation – c’était tout, TOUT! Et à ce sujet je veux ajouter encore que travailler la phonétique française, cela m’avait beaucoup aidé par la suite dans mon travail de théâtre. Quand on travaillait certains sons, ce qu’on appelle correction phonétique, c’est une richesse pour le discours dramaturgique!
Et puis, il faut parler de mes traductions. Moi, en traduction, je suis de ceux qui suivent le texte de l’auteur au plus près. J’ai lu un poème d’Arthur Rimbaud, et sa traduction par Vassyl Stous, celui-ci, il n’a pas suivi le texte du tout. En fait, il existe deux types de traduction : le premier c’est quand on suit à la lettre près, et l’autre quand on prend appui sur l’original pour faire autre chose. Et là, Vassyl Stous, par exemple, il avait pris appui sur le texte d’Arthur Rimbaud « La bohème », et moi je cherche le maximum de précision. Je cherche à traduire la beauté du texte original. Aussi, je trouve que le français et l’ukrainien, ces deux langues ont plusieurs choses en commun. Je ne parle pas que des mots ou des locutions, mais ceci fonctionne au niveau même de l’esprit de la langue...
I. Pani Nataliya, j’ai vu que vous traduisez généralement par vers libre, et les rimes...
N.K. Vous voyez, “Nuit de l’enfer” d'Arthur Rimbaud, par exemple, pour moi là aussi il s’agit d’un vers. Il y a de la mélodie! Et Rodione est d’accord dans ce sens-là, moi au moins je l’entends, cette mélodie.
I. D’accord, mais « Le petit cheval » de Paul Fort, si Georges Brassens avait su le chanter en français, je ne suis pas sûr qu’on pourra faire pareil avec votre traduction en ukrainien...
N.K. Pour moi la traduction, ce n’est pas régulier, c’est souvent le hasard, je ne traduis que quand il y a besoin, une impulsion qui vient du fond de moi, je n’écris pas sur commande, ni ma prose, ni mes essais, ni mes traductions. Vous savez, j’ai été très étonnée quand j’avais appris que Boris Pasternak, on voulait le mettre à la porte dans l’association des écrivains soviétiques, et pour quelle raison ? Pas pour ces poésies « petit bourgeois » et pas pour son « Docteur Jivago », mais parce qu’il avait dit un jour pendant la réunion de l’association : je n’écris pas pour le peuple, mais pour moi-même, c’est ma confession. Pour moi, voyez-vous, ce que j’ai écrit, ce sont mes confessions à moi pour lesquelles je cherche leur propre musique, mélodie, je ne demande pas d’être jugée.
I. Oui, vous savez, votre style, vos textes, ce n’est pas transparent, le lecteur est obligé de rester vigilant, suivre le déroulement des idées, c’est comme les fables d’Esope, je le dis de façon formellement objective, sans juger quoique ce soit, sans donner un jugement de valeur, c’est ce que j’ai vu dans vos textes... Pour moi, cela prouve que le lecteur est traité avec du respect, lui, le lecteur, il doit faire son chemin pour comprendre...
N.K. Et c'est encore une preuve que j'écris dans ma propre langue intérieure, aux sons de ma propre musique. Je ne compte point d'être applaudie, absolument pas. Je veux montrer mes émotions vécues, mais je le fais à ma propre manière, vous comprenez...
I. Oui, c’est intéressant
N.K. Et en ce qui concerne mon école phonétique, au début des années 2000 j'ai eu la chance de voir mon premier professeur de français Nina Guéorguiivna. Aussi, il y a quelques années j'ai eu beaucoup de plaisir de la revoir, ma professeure – ceci après quelques décennies d'absence. Dans notre livre il y a un monologue que j'ai consacré à elle...
I. C'était à Odessa?
N.K. Non, à Ismail. Alors, je reprends : Charles Aznavour, Nina Guéorguiivna, Lyudmila Oleksandrivna Kotova-Boyanova – c'était ma première année... Et en deuxième année, à Odessa, j'avais eu l'impression qu'elle m'avait prise en grippe, notre phonéticienne... Tyltchak, Olena Antonivna Tyltchak. Elle nous enseignait la phonétique et la lecture à domicile. On disait qu'elle avait fait ses études à la Sorbonne: ses parents seraient partis pour la France après la Révolution d'octobre (1918. - note de traducteur). C'était une amie de Khanenko (Olga Lavrentiivna Khanenko enseignait le français à l'université et à l'école spécialisée №10). On disait qu'elles seraient de retour de l'émigration, toutes les deux d'origine de l'Ukraine d'Ouest. Du moins, entre elles, elles se parlaient ukrainien. Et cette Tyltchak, elle était très exigeante, mais à quel point je l'adorais en tant que phonéticienne! Et je ne pouvais pas comprendre, pourquoi entre elle et moi cela n'allait pas. J'avais beaucoup travaillé la phonétique, elle m'avait appris beaucoup de nouveau. Et en ce temps j'avais commencé à négliger un peu mes études, dans mes rêves j'étais déjà à Moscou et j'étais sûre que si je n'allais pas faire mes études à l'institut du cinéma, la vie s'arrêterait. Et il y a eu deux femmes qui m'avaient sauvée. Elles, elles ne me connaissaient pas, elles ont juste entendu parler de moi. Et une fois j’ai eu un gros problème, je n’ai pas mis le pied à la fac pendant deux mois, tout le monde était sûr que je serais expulsée. Et bien qu’elles n’enseignaient pas au groupe où j’étais, ces deux femmes, je ne les oublierai jamais. Mme Marta Mirochnitchenko, elle était maître de conférences et vice-doyenne, et Mme Valériia Koukharenko, on m’a dit qu’aujourd’hui elle est à Kyiv...
I. Non, elle est à Odessa...
N.K. Ah, c’est très bien! (elle applaudit). Donc, toutes les deux elles m’ont sauvée. D'abord j’ai parlé avec Marta Vassilivna, et alors je lui ai parlé de tout, de Muratova, que je voulais devenir réalisatrice, que c’était mon rêve. Et elle de répondre: « J’ai beaucoup de respect pour vos rêves, mais ce ne sera pas trop tard, vous aurez d’abord terminé vos études à l’université, et après vous verrez ce que vous ferez, devenir réalisatrice ou devenir interprète ». En sortant de son bureau, je me suis sentie comme une fleur qui s’épanouit. Puis, entre-temps j’ai eu encore des nuages à l’horizon, alors Mme Koukharenko m’a convoquée dans son bureau, je lui ai parlé de Muratova, de mon rêve et tout, et alors elle me dit : «Comment pouvez-vous continuer à vivre comme ça?! Vous vivez en balançant sur la lame d’un couteau», elle s’est exprimée à peu près en ces termes... Jusqu’à maintenant je n’arrive pas à comprendre comment elle a réussi à ressentir ce que je ressentais en ce moment-là? Donc, je me suis tue, je ne disais plus un mot, j’étais toute oreille, et voilà que j’entends: “Vous êtes en présentiel, vous n’avez qu’à passer au régime d’études par correspondance, je vous ai trouvé une place dans une école”, vous imaginez un peu? Mme Valéria Koukharenko m’a trouvé une place! Dans une école à la campagne, c'était un village bulgare, juste à côté d’Odessa, après le quartier Kotovsky, une école à deux cycles (école primaire et collège. – note de traducteur). Quel était déjà le nom du village ?...Ah oui, Koubanka! Oui, c’est dans le district Kominternovsky. Et je continue toujours à me poser la question : mais pourquoi, pourquoi elles m’ont traitée comme si j’étais quelqu’un de la famille, un parent proche ? Qu’est-ce que j’avais fait pour avoir mérité une telle attitude? Puisque mes études déjà n’allaient pas très bien, à mes examens j’ai commencé à avoir des « satisfaisant ». Et comme ça, je suis allée travailler dans cette école, puis j’étais tombée malade et j’ai pris une année d’arrêt d’études...
I. Dans cette école à Koubanka?
N.K. C’est ça. Et il m’en souvient que Valéria Andriivna et Marta Vassilivna n’étaient pas les seules qui m’avaient soutenue. Mon professeur principal m'avait soutenue aussi, mais à sa manière, que je ne comprenais pas toujours. Efrossinya Vlassivna Panassyuk, c'était son nom. Elle était bonne avec mon père surtout, quand à cette époque il était venu me voir 6(!) fois au cours d'un seul mois. Elle le plaignait, il me semble, peut-être, parce qu'elle aussi elle avait une fille de mon âge.
…Et je ne peux ne pas rendre hommage à Zouyev, Yuriy Ivanovitch Zouyev, qui nous avait enseigné le matérialisme historique. Peut-être, son «excellent» avait été pour moi la plus chère note de mon diplôme, évidemment après celle pour le français. On l'avait envoyé en exil à Odessa de Moscou où il habitait autrefois et enseignait à l'université, il avait un grade scientifique... Jusqu'au moment où on l'aie arrêté pour l'envoyer en Sibérie pour «faire du bois». Et après sa réhabilitation, – même après la mort de Staline!.. – on ne l'avait pas laissé travailler à la capitale soviétique, en craignant toujours, peut-être, ses idées trop «osées». Et quand, pour la première fois, il était entré dans notre grande salle d'études à l'amphithéâtre, dans l'ancien bâtiment, où se réunissaient les étudiants de tous nos quatre départements, – le «poulailler» (pour la plupart c'étaient des filles) avait commencé à chuchoter et à rire. Il était, comme ça, maigrelet, de petite taille, vêtu d'un costume bon marché. L'une de ses mains se tordait un peu, il avait quelque chose avec son œil... Mais après, pendant les cours, il s'était montré un bel homme, un esprit lucide!.. Mais l'essentiel pour nous c'était qu'il était simple et compréhensible. Il faisait comme s'il jouait avec nous, et pas enseignait la philosophie. Et quand je dis « simple », la «simplicité», c'était toujours très important pour moi dans mes relations avec les gens, je voudrais évoquer une autre professeure. Valentina Gavrilovna Kovalska, elle supervisait l’autre groupe, je me rappelle que les filles de ce groupe parlaient d’elle de façon très ‘esprit de famille’, ‘solidarité’, et moi avec mon cœur brisé à ce moment-là, je me sentais toute seule et c’était ça qui me manquait. Aussi, je me souviens de Victor Guéorguiévitch Zintchénko, notre “prof” de littérature étrangère. Il avait l’habitude de dire les choses les plus importantes, en tout cas pour moi, pendant les pauses. Je lui suis particulièrement reconnaissante pour sa façon – très simple et claire – d’expliquer l’essence de l’existentialisme, en quoi ça consiste, à l’époque on le considérait comme une doctrine bourgeoise, donc pas très soviétique. Je lui avais posé cette question, et il m’avait répondu. Il m’a dit que dans le monde entier il n’existe pas deux personnes qui se ressemblent, et qu’il faut accepter cela comme ça. C’est joli d’avoir tant de personnes différentes autour de soi, tant de mondes intérieurs, et chacun a quelque chose de sien, de spécial, mais, vu autrement, c’est souvent difficile à supporter, surtout quand il y a une décision à prendre en commun. Je ne reproduis pas ses mots exacts, mais le sens de ce qu’il avait dit. Et dire qu’aujourd’hui même en Ukraine on a compris que sans les notions de « pluralisme » et de « consensus » on ne pourra pas survivre sur cette planète. C’était une explication très claire et complète et depuis je n’ai trouvé rien de meilleur, j’ai beau chercher un peu partout à des différents moments après mes études à l’université...
I. Bon, je vous remercie pour cet entretien. Peut-être Rodione souhaiterais lire une de ses poésies. (Rodione lit un de ses poèmes en ukrainien. Nataliya lit sa traduction)
Enfant d'une vieille sorcière brune,
de temps en temps, en pleine lune,
je rôde comme un chat errant
et hurle en m'effrayant des gens...
Dans un cloaque en m'éveillant,
je vais mon chemin en croyant,
que ce trajet dans l'eau méchante
amène où Saint-Dieu, son chant,
réveille un lac transparent...
Et incrédule à toute église,
aux cardinaux à l'âme grise,
je me tourmente, toujours méfiant,
mais chaque fois me répétant,
que pour nous tous, Dieu est le même,
Nos routes seules sont différentes...
Et ceux qui cherchent le Vrai, l'obtiennent!
Seulement...
n'oublie jamais qu'elle peut …tuer, cette vérité,
si ta petite mère ne t'avait pas doté
assez d'amour et de respect aux Choses Sacrées.
On tient à remercier Nataliya Kolisnik et Rodione Kachel pour cette interview.
Traduit par : Nataliya Kolisnik, Oleksii Dragomyretskyi