Ceci est une interview de Vanda Mazour.

Diplômée de l’Université nationale Metchnikov d’Odessa, faculté des langues romanes et germaniques, Vanda Mazour dispense actuellement des cours particuliers de français à Odessa. De mars 2013 à décembre 2014, elle fut directrice de la première école privée française du sud de l'Ukraine - École Française Privée d'Odessa. Vanda Valentinovna prit une part active à la vie économique d’Odessa. Notamment elle dirigea les sociétés Faberplast, Eastaroma et MOTTO, occupa le poste de directrice artistique du centre du développement et des loisirs pour enfants Leviliya.

Les propos furent recueillis le 22 décembre 2018 au bistrot "Med i pivo" (troisième étage du centre commercial et de loisirs "Cinquième Élément", Odessa). L'interview fut enregistré sur le portable.

Remarque: il a été décidé de ne pas transcrire l'entretien littéralement, mais de ne garder que les informations les plus importantes. Une telle formule suppose une meilleure perception du texte écrit.

Parlez un peu de vous, s'il vous plaît. Où êtes-vous née, où vivez-vous à présent ?
J'habite Odessa. Je n'ai jamais quitté la ville et je ne l'ai jamais voulu. Je ne suis pas une aventurière, mais je cherche toujours un endroit où les gens sont plus intelligents ; et à Odessa à un moment donné il y en avait assez.

Qu'est-ce que vous faites maintenant?
Je donne des cours privés de français. Ce n’est pas un hobby ni un travail, c’est ma vocation.

A votre avis, la vocation, c'est quoi ?
Mon explication est très primitive. A l'âge de douze ans j’ai dit à ma mère que je voudrais devenir prof de français. Et en fait, maintenant je suis prof de français.

Qu’est-ce que je fais encore ?... J’ai mis sur pied deux usines et j’ai fondé trois entreprises (elles n’étaient pas liées avec la langue française); et, ce faisant, je n’ai pas suivi de formation supplémentaire. Tout le monde me demandait : «Comment vous y arrivez ? ». Et je répondais toujours : «Tout simplement quand j’allais à l’école, j’étais une bonne élève».

Donc, vous avez appris par vous-même ?
Bien sûr. Si on est qqn d’intelligent, on doit savoir apprendre. A l'époque j’avais été classée première au concours « Professeur de l'année », au niveau de la région d’Odessa, avec une ancienneté d’un an et demi. J’avais alors vingt-sept ans. Et là on m’a demandé : « Quelle est votre profession de foi pédagogique ?». Ma devise pédagogique est celle de polyvalence: je sais réparer les voitures, je sais sauter en parachute, je connais tout sur les plastiques, je connais la biologie et l’ADN, j’enseigne la géologie, l’histoire et la géographie aux enfants. Pour moi, la langue française n’est qu’une façon légitimée par le Ministère de l’éducation de transmettre mes savoirs. Je m'intéresse aux savoirs tout autour de la linguistique, à ses liens avec les sciences de la nature, parce que les connaissances cloisonnées, c’est du passé, c’est ce qu’on a compris un peu partout dans le monde.

Le dernier livre que j’ai lu à ce sujet et que je vous conseille de lire, c’était « The Evolution of Language » de William T. Fitch. En fait, Fitch est biologiste, et dans son ouvrage il propose une approche synthétique à l’évolution de la langue. C’est génial.

Quels lectures en biologie vous pouvez conseiller à lire ?
Deux essais de l’historien d’histoire militaire israélien Noah Harari « Homo Sapience » et «Homo Deus » sont très intéressants à découvrir. Je le lis en français.

Est-ce que vous avez un rêve ?
Tout le monde a un rêve. Par exemple, le Coca-Cola rêvait d’installer dans chaque maison trois robinets : le premier pour l’eau chaude, le deuxième pour l'eau froide et le dernier pour le Coca-Cola. Ils ont presque atteint leur but. En fait, dans chaque maison il y a une bouteille de Coca-Cola, et il n'y a personne au monde qui n’ait jamais voulu en acheter une.

Si le rêve semble irréalisable, ça ne veut pas dire que on n’y parviendra pas sous telle ou telle forme.

Je veux que tout le monde comprenne que l’homme n’est pas un être principal sur cette planète, les autres espèces ont le même droit d’y vivre que lui.

Qu'est-ce qui vous fait plaisir dans le quotidien?
Les enfants. Parfois. Je me réjouis quand j’ai affaire à des gens polies, éduquées et intelligentes. Les gens qui partagent mes idées me comblent de joie. En fait, beaucoup de choses, en ce moment c’est cette bonne bière ukrainienne qui me fait plaisir (elle sourit). Je suis qqn qui a l’habitude de prendre plaisir à la vie.

Vous allez souvent aux théâtres?
Oui. A vrai dire, j'ai été metteur en scène du théâtre « La Voix Humaine » pendant douze ans. On a démarré comme théâtre francophone et, bien sûr, amateur. Mon théâtre a remporté plein de concours nationaux. Nous avons même décroché deux prix internationaux en France. En 2004, on est passé en russe.

Comment avez-vous eu cette idée de créer un théâtre?
Quelqu’un a téléphoné au lycée Richelieu (où V.M. enseignait en ce moment-là. – note de traducteur), on a dit qu'il y avait un tel festival et on nous a proposé de participer. Etudiante à l’université, j’avais fait un peu de théâtre, et c’est grâce à cela que j’ai décidé de me proposer en qualité de metteur en scène. En 2005 je suis retournée au français et avec la troupe de théâtre de l'université Metchnikov j'ai remporté le concours international des théâtres francophones à Dnipro. C’était la seule fois quand ce n’était pas moi qui ai choisi la pièce, j’ai mis en scène la pièce de Marcel Achard «Jean de la Lune» à la demande de Elia Ivanovna (directrice du departement de français à ce moment-là. – note de traducteur).

Comment se déroulait la mise en scène d’une œuvre dramatique?
Pour commencer, je vais vous parler de la mise en scène théâtrale comme je la comprends. Je désapprouve totalement la majorité des représentants du théâtre contemporain. Parce qu’ils oublient qqch d’essentiel : le respect de l'auteur. Il y a des choses conçues par l’auteur, il a ses propres idées, sa vision des choses et conformément à ça il prend certains outils de la langue, il choisit un moyen d’expression approprié, en l’occurrence c’est le théâtre, et investit dans cette forme son appréhension de la vie.

Lorsqu’un metteur en scène prend un texte, il se trouve obligé de traduire exactement ce que l'auteur voulait dire. Si je prends un texte d’Eugène Ionesco, je n’ai pas le droit de l’interpréter à ma guise. Je peux dire les choses d’une façon un peu plus explicite, opter pour une mise en scène, accélérer ou ralentir le rythme. Mais pas plus que ça. J'ai toujours appris à mes acteurs à se demander: « Qu'est-ce que l'auteur voulait dire par ça? »

Comment vous arrivez à comprendre l’intention de l'auteur?
Je sais lire en profondeur. En fait, c’est pour cette raison que je suis maintenant demandée en tant qu’enseignante. Je ne travaille pas selon le programme scolaire ukrainien, j'enseigne suivant le programme de l'école française. Celui-ci comprend la lexicologie, la stylistique et l'analyse du texte. Dans une école française l'analyse de texte est abordée dès le CM2.

Vous voyez, vous prenez un texte et vous êtes en mesure d’y trouver tous les outils de la langue. Et à partir de là, vous arrivez à comprendre le cheminement que l’auteur opère pour mettre en forme telle ou telle idée. C’est ce qu’on appelerait analyse substancielle. Le lecteur prend ses distances par rapport au texte et à son MOI.

En 1999, j’ai écrit un article titré «Enseigner la littérature dans le secondaire», mais il n’a pas été accepté à la publication à cause d’une phrase qui disait qu’un écolier ukrainien du XXIième siècle ne peut pas comprendre les sentiments de Mme Bovary. La justesse de cette formulation fait ses preuves jusqu’à présent, à mes yeux : un écolier ne peut que redire les idées des autres. Il peut connaître la mentalité à cette époque, ce à quoi Flaubert pensait quand il concevait ses personnages, il peut dire ce qu’il a appris chez Flaubert – ça, oui. Mais ce à quoi il n’a pas droit, c’est formuler un jugement de valeur, formuler un avis personnel, parce que l’avis qu’il aura formulé, il ne couvrira pas les mêmes réalités.

Comment vous faites pour aborder avec vos élèves l'analyse et la compréhension du texte?
Lorsque vous apprenez quelque chose, vous devez y croire, vous devez l'aimer, vous devez le vivre. Vous aimez ce texte? Et bien, quand vous dites à un enfant: «... tu vois cette expression, observe bien, tu vois, c’est avec cela que l’auteur est arrivé à te faire comprendre et te faire sentir, tu comprends!». Etre intelligent, c’est bien, mais si on ne ressent pas, face à certains textes, une sorte d’adoration, d’émerveillement, on ne pourra rien apprendre.

Est-ce que vous écrivez vous-même?
J'écris un roman. Pas de détails pour l’instant, car le travail est encore en cours. Je peux seulement dire que je l’aurai terminé à la mi-année 2019.

Quand on écrit une œuvre, à votre avis, il faut y réfléchir à l’avance, ou vous préférez improviser en cours de route?
Certenaiment, il faut tout planifier à l'avance, mais on ne se met à la plume que lorsque le moment est venu. Si on a un bon esprit critique, on s’aperçoit bien vite que ce qu’on vient d’écrire n’est si parfait que ça, qu’on voudrait changer, le seul moyen d'y échapper c’est de se préparer d’avance. Penser à tout. Parfois, pour trouver un bon mot, il faut relire des miliers des pages. Supposons que l'action se déroule en Amérique du Nord et que votre personnage va à la forêt. Et c’est à vous de maîtriser tous les détails : la hauteur des arbres, les noms des herbes, les mode de vie des oiseaux.

A l’origine, il y a une espèce d’idée vague, une espèce de besoin qu’on ne peut plus garder pour soi. Mais avoir des idées ne suffit absolument pas. Lorsqu’on commence à écrire avec une seule idée en tête, ça vous donne deux pages. Bien que certains arrivent avec une seule idée à faire tout un roman, mais ce genre d’écrits est extrêmement primitif. Moi, je lis peu de contemporains.

Et à part la barbarisation massive, quels sont les problèmes globaux qui vous touchent profondément?
Vous voyez, tous les autres problèmes en découlent. Je suis inquiète face à l’étoufement de notre planète. Je suis inquiète face à l’appropriation illégale. Je me fais des soucis pour les animaux. Et suite à Mark Twain, plus j'en apprends sur les gens, plus j'aime mon chien.

Parmi les écrivains, vous avez quelqu’un que vous adorez ?
Thomas Mann. C’est le XX-ième siècle, ce n’est pas si loin que ça. Marguerite Yursenar. Julio Cortazar, c’est un génie des écrits courts.

Vos poètes préférés ?
Jacques Prévert. C’est assez banal, tout le monde l'aime, mais c’est un génie tout de même. Une deuxième que je trouve géniale, c’est Tsvetaïeva.

Quant aux modèles : quand j’écris, je ne lis jamais les œuvres littéraires pour ne pas ^me faire altérer la plume. Il faut toujours savoir mettre la barre assez haut.

Pourquoi en Ukraine il n'y a pas d’hommes de génie? Voici le compte. Imaginez une pyramide : il y a dix millions de lecteurs au pied de la pyramide. Au-dessus il y a cent mille graphomanes. Au-dessus d’eux, on trouve mille épigones. Grâce aux épigones, des millions de lecteurs pensent que la littérature, c’est facile, que ça va bon train. Et sur mille épigones, il n’y a qu’un seul qui est génial. Et en Ukraine, les lecteurs ne sont pas aussi nombreux que ça.

On tient à remercier Vanda Mazur pour sa participation à notre projet.

Traduit par : Anastasia Lenz