Notes liminaires.

Vous trouverez ci-après la traduction de l'interview réalisée avec Eugène Lakinsky, canadien français d'origine d'Odessa ou odessite qui avait immigré au Québec, auteur d'un ouvrage sur le Québec (Eugène Lakinsky. Mon Québec. Editions Nora Druk, Kyiv, 2018. - 272 p., en ukrainien). Là le lecteur découvrira des informations riches sur le pays, fournies sous forme différente : à commencer par des impressions personnelles, des petites histoires et des situations vécues par l'auteur, à finir par des essais esquissés à grands traits parlant du passé et du présent de cette contrée et de ses habitants. Une filmographie et une bibliographie proposées par l'auteur sur les dernières pages du livre permettent aux intéressés d'aller plus loin, de plonger dans la culture et l'histoire de ce pays.

La transcription de l'interview qui s'est déroulée en ukrainien par Skype a été faite de façon à pouvoir traduire la forme et le sens de la conversation au plus près de son déroulement authentique, ceci afin de rendre compte de l'échange tel qui a eu lieu. Cependant, ce principe n'a pas été respecté lors de la traduction en français (ici on a simplifié, éliminé les répétitions etc.), on a fait focus sur le sens et sa bonne transmission.

Intervieweur: Aujourd'hui nous sommes le 14 octobre. Ainsi ce jour on enregistre une première interview dans le cadre du projet d'interviews « Parle-moi » réalisé à l'occasion de l'année de la langue française 2018-2019 en Ukraine, annoncée par l'Ambassade de France. Dans l'intitulé du projet on lit « Parle-moi », c'est une sorte d'appel lancé par une personne qui veut découvrir à une autre personne qui aurait plus d'expérience, de vécu, et le fait de parler c'est une situation qui n'est pas simple en soi, car en état d'équilibre, quand tout va bien, on n'a pas besoin de parler, on se tait ; en revanche quand l'équilibre est rompu, lorsqu'il faut retrouver un équilibre il faut, à l'idée du sociologue américain Erwing Goffman, il faut parler. Dans le prolongement de cette idée, parler permet de protéger sa face, protéger son territoire, et c'est très symbolique de commencer le projet le Jour du Défenseur de la patrie, c'est un jour férié en Ukraine.

Un autre élément qui figure dans l'intitulé du projet, « les jeunes », « les jeunes qui demandent, les jeunes qui répondent », « les jeunes qui demandent » ce sont des étudiants, des jeunes gens curieuses, alors que « les jeunes qui répondent » ce sont des personnes actives, celles qui sont engagées dans une voie qui est la leur, et qui sont prêtes à partager leur vécu avec autrui.

Passons au vif du sujet. Alors les regards sur qch qui est considéré comme ukrainien et qch qui est considéré comme français, c'est ce qui figure dans le thème du projet, qu'est-ce que cela représente pour toi ? Le français c'est qch qui appartient à la France ou c'est qch qui est associé à la langue française, à la francophonie, et puis parler français ne veut pas dire automatiquement que la personne partage les valeurs de la culture française. Et l'ukrainien, on sait qu'en Ukraine les échanges entre les gens au quotidien cela ne se fait pas qu'en ukrainien, telle est réalité aujourd'hui en tout cas. Qu'est-ce que tu en penses ?

Eugène Lakinski: Alors, qu'est-ce que je peux dire de tout ça. Premièrement, je ne connais pas la culture française, pas plus que n'importe quelle personne cultivée, bien entendu j'avais lu certains auteurs français en version originale, puisque je parle français. Cependant la culture de la France, je la connais très peu, je n'y suis allé qu'en touriste. La France possède sa propre culture, quand je dis « culture », j'entends par là non seulement la littérature, le cinéma, les beaux arts, mais je parle de l'interaction au jour le jour dans la société française, de la façon dont les gens le font, comment ils parlent, des choses qui sont considérées comme normales ou anormales, des choses qui intéressent les gens, des idées qui les préoccupent, des illusions, des rêves qu'ils pourraient avoir, de tout ça, je n'en sait absolument rien, à part ce que je vois à la télé, au cinéma ou dans les livres. La France je ne l'ai vu qu'avec mes yeux de touriste. J'habite au Québec, ici la culture est très différente, qui n'a rien à voir avec celle de France. Oui, les deux pays partagent la même langue, pourtant au Québec, on parle un dialecte, on prononce différemment. Lorsqu'un film québécois est passé en France, il est sous-titré, sinon le public ne comprendra pas à cause de la prononciation. Comme tu dis, la langue française, ce n'est pas que la France, il y a encore la Belgique, la Suisse, plusieurs pays africains, il y a des endroits comme la Martinique, la Guadeloupe, avec leur propres cultures, et leurs langues créoles. Et puis il y a le Québec, l'Amérique du Nord, avec la langue française et sa propre culture. C'est un sujet assez complexe... Alors que l'Ukraine, c'est complètement différent. L'Ukraine et la France, c'est très différent. Moi, je dirais plutôt que l'Ukraine, sur le plan linguistique, elle ressemble beaucoup au Québec, car les deux langues – le français au Québec et l'ukrainien en Ukraine – pendant un long moment elles n'étaient pas celles de prestige, on considérait que pour faire une bonne carrière, pour avoir une situation dans la société, il fallait parler russe en Ukraine et il fallait parler anglais au Québec. Puis, quelque temps après les Québécois se sont mis à se battre pour protéger le français dans leur pays, et les ukrainiens se sont mis à se battre pour protéger l'ukrainien dans leur pays, et cela se poursuit jusqu'à présent au Québec comme en Ukraine. Et dans les deux pays cela se passe différemment, sur le plan linguistique, politique et sur plusieurs autres plans c'est différent. Et pourtant c'est qch qui pourrait bien rapprocher ces deux peuples – les Ukrainiens et les Québecois – s'ils se connaissaient un peu mieux. Tandis que entre la France et l'Ukraine au niveau linguistique, culturel, il n'y a aucune ressemblance, en France c'est le français qui domine, alors qu'en Ukraine l'ukrainien ne domine pas encore, hélas.

І. D'accord, le français domine en France, pourtant cette expérience française, leur exemple, la façon dont ils aiment leur langue, à tel point qu'ils apprennent mal autres langues que la leur, en tout cas c'est un stéréotype qui circule, ça peut aussi arriver... Et ce bilinguisme ou plurilinguisme, puisqu'il y a aussi l'anglais et autres langues, comment cela se vit au Québec ? Car si on prend Odessa, par exemple, on y voyait toujours et on y voit encore aujourd'hui une approche qu'on pourrait qualifier de tolérante, quoique une langue se trouvait en position de domination, le russe, et les autres cultures, autres foyers culturels, ils pouvaient exister sur ce fond, fonctionner d'une certaine façon ...

E.L. je suis désolé, je t'interromps, car à Odessa, du plurilinguisme, je n'en ai pas vu. J'y ai vécu pendant 24 ans, et le plurilinguisme que j'ai connu, c'était quoi ? Des étudiants étrangers parlant arabe ou français ou hindi ou autre langues devant l'entrée de leur résidence d'étudiants, c'était ça, le plurilinguisme à Odessa...

І. oui, un multiculturalisme de façade, disons, qui s'assimile aussi à une culture ukrainienne de façade qui se manifestait par le fait de faire mettre à des jeunes un jour de fête des costumes folkloriques ukrainiens...

E.L. même pas de multiculturalisme de façade, il n'y en avait aucun, il n'y avait que le russe, que la langue russe, il y avait une culture d'expression russe d'abord soviétique, puis post-soviétique, les autres cultures, on ne les voyait pas, et le plurilinguisme? La quasi-totalité, on parlait tous le russe, l'ukrainien était repoussé à la marge, certains ne parlaient ukrainien qu'en famille, en public on avait honte de parler ukrainien, à l'exception de quelques patriotes ou nationalistes...

І. Oui, c'est vrai, mais Odessa, elle accueillait dans ses murs, elle se construisait par toute la région d'Odessa qui est multiculturelle, celle-ci. C'est-à-dire que qn qui venait à Odessa pour étudier à l'université, par exemple, il se russophonisait, sans pour autant pouvoir s'exprimer dans sa langue maternelle qui était considérée comme rustique et sans prestige, tout en continuant cependant de garder des liens avec sa famille qui restait dans son village bulgare, ukrainien ou moldave, donc la langue pratique de communication de tous les jours, cela restait ne serait-ce qu'à ce niveau-là, et comme ça se réalisait la transmission, les gens de la vieille génération dans certaines communautés culturelles, elles ont gardé leur langue ne serait-ce que pour un usage pratique au sein de leur communauté, et là, tu as raison, globalement, c'est le russe qui était la langue d'interaction sociale publique, c'est évident...

E.L. Quand qn arrivait dans la ville d'Odessa venant d'un village bulgare, ukrainien ou autre village de la région d'Odessa, la toute première chose qu'on faisait, c'était qu'on la fermait, on ne s'adressait à personne dans sa langue, excepté ceux des ukrainiens qui continuaient à parler ukrainien, voyant progressivement leur langue se transformer en sourjik (langue mixte faite d'éléments de russe et d'ukrainien. - note d'interprète). Il y en a eu d'autres, parmi les ukrainiens, qui très souvent passaient au russe littéraire et en usaient même en interactions quotidiennes de toute sorte, c'est-à-dire qu'on la fermait tout court tout en faisant son mieux pour parler un russe correct partout

І. pour correspondre à un certain standard social...

E.L. c'est ça, et le plurilinguisme à Odessa, ce plurilinguisme, il existait, mais pas parce que Odessa était une ville tolérante, il existait malgré (cette atmosphère d'intolérance. – note de traducteur), et seulement dans son petit entourage, par exemple des ouvriers gagaouzes (d'origine albanaise. - note de traducteur) quelque part en ville, ils pouvaient se dire qch entre eux dans leur langue, et on appelait ça multiculturalisme, ou encore des touristes étrangers se promenant dans la rue Déribas, ça aussi on peut l'appeler multiculturalisme. Non, à Odessa il n'y a pas eu de plurilinguisme, ni de multiculturalisme au sens direct de ce mot

І. bon, alors, si tu veux te retrouver dans un milieu plurilingue, tu peux entrer à la faculté des langues étrangères...

E.L. le seul endroit plurilingue que je connais à Odessa, c'est ton alma mater, la faculté où tu travailles, là, c'est vrai, on pouvait y rencontrer de nombreuses personnes vraiment plurilingues, qui maîtrisaient parfaitement l'anglais, le français, l'allemand, on y enseignait très-très bien, je ne sait pas si c'est toujours le cas, mais à l'époque on y enseignait parfaitement bien... ceux qui apprenaient, par exemple, la philologie allemande en sortaient avec un allemand impeccable, pareil pour le français et l'anglais, des endroits comme ça, il n'y en avait que très peu à Odessa

І. j'ai lu ton livre, oui, il faut dire que parmi tes récentes réussites il y a un livre, tu es auteur d'un livre papier, « Mon Québec », et là tu dis à peu près la même chose par rapport au Québec, si je ne me trompe pas, tu dis que c'est l'anglais qui domine et que la langue maternelle des québécois, le français ou plutôt le québécois, ne se sent pas toujours bien chez soi, parmi les québécois. Ce sont des situations comparables, si j'ai bien compris ?

E.L. Au Québec c'est un peu différent parce que, d'abord, le français et l'anglais sont deux langues complètement différentes, puis, les francophones et les anglophones avaient des religions tout à fait différentes, et c'était un élément important pour préserver son identité. Ce n'était pas comme la religion orthodoxe en Russie et en Ukraine. Ensuite, les francophones, ils constituaient réellement une majorité absolue de la population du Québec. Puis, le français n'y était pas interdit d'usage, comme c'était le cas avec l'ukrainien en Ukraine : on n'avait pas interdit les écoles françaises au Québec, on n'avait pas interdit non plus de publier des journaux, des livres, ça n'a jamais été interdit. Aussi, il y avait ce qu'on appelle la classe moyenne francophone (les couches de population à revenu moyen), ceux qui savaient très bien qu'ils n'étaient pas anglais. En Ukraine, quand un ukrainien parvenait à se faire une situation dans la société (comme par exemple Mykola Gogol), il n'était pas toujours sûr s'il était russe ou ukrainien, il était orthodoxe tout court ... au ХІХ-ième siècle, par exemple, ou au début du ХХ-ième. Les canadiens français, eux, ils savaient exactement qu'ils n'étaient pas anglais, et les anglais, quand à eux, ils avaient toujours su que ces gens-là n'étaient pas anglais. Et la barrière linguistique, la barrière identitaire était plus forte qu'entre les russes et les ukrainiens, des langues qui appartiennent à deux groupes linguistiques différents étaient à tel point différentes qu'apprendre l'anglais pour un francophone c'était beaucoup plus difficile qu'apprendre le russe pour un ukrainophone, a priori. Et puis quand j'ai dit la classe moyenne, c'étaient des médecins francophones, des notaires francophones..., il y en avait beaucoup-beaucoup au Québec, c'est-à-dire qu'il y avait des villes, des villages où les anglophones, on pouvait les compter avec les doigts de la main, généralement ils étaient aisés, mais peu nombreux. Puis, il y avait de grands quartiers francophones dans les villes. Les gens qui y habitaient, généralement ils travaillaient dans des usines. A l'usine ils avaient un petit salaire, quant à la direction, elle parlait uniquement anglais, pourtant entre eux les ouvriers échangeaient en français, à la maison – en français, dans son quartier, dans la rue, au magasin, on y parlait français... Ainsi, la situation de départ y était un peu meilleure qu'en Ukraine... Pourtant, d'un autre point de vue, c'était plus mauvais pour eux. Dans quel sens ? Il se fait que tout autour il y a un continent entier où tout le monde ne parle qu'anglais...tout ce qui est situé au nord du Mexique (ce n'est qu'aujourd'hui qu'on voit affluer des hispanophones dans les Etats de sud, avant on n'y parlait que l'anglais), des territoires énormes, plusieurs centaines des millions de personnes qui parlaient uniquement l'anglais...et dans cette mer il y avait cette petite île... en plus, c'est connu, la culture américaine, elle domine partout, l'anglais a beaucoup de prestige, les affaires, tout, et quand dans une telle mer on trouve une petite île comme ça, parlant une autre langue, il est très difficile de résister et ne pas être assimilé. Voilà pour le Québec, c'est ça le problème.

І. et ce problème, il est toujours d'actualité ?

E.L. C'est extrêmement actuel, au Québec on a adopté des lois linguistiques assez sévères grâce auxquelles le français ne disparaît pas comme ça. Au Canada formellement on prêche le bilinguisme, mais ce bilinguisme officiel ne concerne pas les milieux des affaires, ni la plus grande partie des postes du secteur public, certains postes sont formellement bilingues, pourtant dans la plupart des institutions nationales tout se fait en anglais. Et puis les postes, il n'y a que certains postes qui sont bilingues, la plupart des postes sont seulement pour les anglophones...et...en dehors du Québec les francophones sont assez marginalisés, c'était une politique comme ça : marginaliser les francophones hors Québec. Au Québec cela n'avait pas marché vu qu'on était trop nombreux, mais en dehors du Québec, c'était une politique spéciale, voilà....

І. Bien, d'accord, on a répondu en partie à la question suivante, liée au SOI et à l'AUTRE. Le SOI c'est qch à quoi je m'identifie, l'AUTRE c'est extérieur à moi, c'est qch que je ne connais pas, qui est différent de moi. Quand on parle de l'interculturel, on ne peut pas ne pas en parler, et ce serait une question plutôt personnelle. Tu es arrivé au Canada, au Québec, tu t'es retrouvé dans un milieu absolument inconnu, étranger. Ça fait 18 ans que tu habites au Québec, as-tu ressenti au bout d'un moment, ce moment est-il jamais venu, où tu as ressenti que cet espace-AUTRE est devenu pour toi un espace-SOI...

E.L. Dans un sens, c'est déjà un espace-MOI, dans un autre sens – il restera toujours espace-AUTRE pour moi. Au Québec il y a beaucoup de choses que j'aime, qui me plaisent, combien que j'y vive, je resterai un étranger pour toujours. Si je n'étais pas venu quand j'avais 24 ans, mais à 14 ans, et si je m'étais marié avec une québécoise, si j'avais rompu avec les ukrainophones, les russophones en m'installant entièrement entre les québécois, en intégrant la même culture, en minimisant mes contacts avec l'Ukraine, et avec tout mon passé en général, alors d'une certaine façon je serai devenu un des leurs. C'est comme ça, on pourrait espérer être un bon étranger que tout le monde aime, qui est gentil avec tout le monde, qui s'intéresse à leur culture, histoire, qui connaît leur histoire mieux qu'eux-mêmes. Moi, j'aime le Québec, j'aime ça culture, j'aime ce peuple, sa mentalité, on s'entend plus facilement avec eux qu'avec les canadiens anglophones, généralement, parce que leur culture est plus proche de la nôtre, de la culture européenne, et en particulier de l'ukrainienne. Mais devenir entièrement sien...oui, j'ai beaucoup d'amis parmi les québécois, mais j'ai aussi un accent...

І. Tu veux dire que ce qui t'arrive, ce n'est pas une intégration, disons, c'est, disons, une sorte de coexistence dans des communautés différentes, toi, tu es intégré dans un espace culturel ukrainophone, malgré que l'Ukraine soit à plusieurs milliers de km de l'endroit où tu habites, tu as intégré une communauté francophone et anglophone aussi ?

E.L. En fait, pour moi c'est comme ça : là où je vis, c'est presque à la frontière du Québec, entre deux cultures, entre deux langues, entre deux peuples, j'habite à Gatineau, de Ottawa à Gatineau il y a juste un pont à traverser, donc c'est presque à la frontière entre Québec et Ottawa, je vais souvent à Ottawa. Là où je travaille, cette institution se trouve formellement à Gatineau, mais il y a aussi beaucoup de ceux qui viennent du Canada anglais, d'Ottawa, il y a beaucoup de québécois et il se fait que là où je travaille c'est l'anglais qui domine comme langue de travail, comme langue de communication au travail aussi, c'est-à-dire que je vis entre les deux cultures. Quand je sors du bureau pour rentrer chez moi, je prends le bus, là on a déjà plus de français

І. Et puis la troisième – la culture ukrainienne y trouve sa place quelque part...

E.L. La culture ukrainienne, oui, je suis marié avec une ukrainienne, et chez nous on parle ukrainien, au travail je parle anglais, hors du travail, si c'est à Gatineau, j'essaye de parler plutôt français, oui d'une certaine façon c'est une coexistence entre les cultures, et c'est ça l'intégration. En fait, à Odessa on a l'habitude de revendiquer avec beaucoup de zèle ses origines internationales, « moi, dans notre famille, on a trois, cinq, dix (qui donne plus) nationalités, et mon arrière-grand-père était anglais, ou arménien, ou karaime ». On aime raconter combien de nationalités on a dans sa famille...

І. et on ne parle qu'une seule langue... c'est ça?

Є.Л. ...et on ne parle qu'une seule langue. C'est d'ailleurs qch qui assimile beaucoup Odessa au Canada anglais, car au Canada anglais, si on parle avec qn, certains sont vraiment d'origine britannique, leurs ancêtres étant arrivés il y a 200 ans par exemple, mais il y aura plusieurs qui diront « je suis hongrois », ou « je suis italien », ou « je suis portugais », ou « je suis allemand », parmi mes connaissances il y a une allemande qui mettait sur sa voiture des autocollants avec le drapeau allemand, elle ne buvait que de la bière allemande, la voiture qu'elle avait, une Mercedes ou une BMW, cela devait être allemand, et elle avait aussi une grande chope à bière arborant un symbole allemand...

І. oui, et là tu parles de l'identification, de la façon dont la personne s'identifie, à quoi elle s'associe...

E.L. c'est ça, tout à fait, et avec ceci elle ne maîtrisait même pas l'allemand de base, elle n'est jamais allée en Allemagne, et n'a jamais même eu l'idée de le faire, bien qu'avec son salaire c'était possible, les billets d'avion, cela ne coûte pas si cher que ça, et puis l'allemand élémentaire, peut-être “Guten Tag” elle savait, mais “Wie geht es ihnen” elle ne savait pas, en fait moi, je parlais allemand mieux qu'elle, cela ne l'intéressait point, la culture allemande – pareil. Cela m'a fait penser aux gens d'Odessa, odessites, par exemple à Odessa il y a plein de polonais, vraiment beaucoup. Demande à un polonais d'Odessa de lire un article de presse en polonais. Combien seraient capables de le faire ? Tu peux les interroger sur les nouvelles tendances en littérature polonaise d'aujourd'hui, quelle musique est populaire en Pologne, s'ils connaissent les hommes politiques et les partis politiques ? On te regardera comme un fou. On ne comprendra pas pourquoi tout cela t'intéresse, quel pourrait être le rapport entre leur identité polonaise et les réalités en Pologne d'aujourd'hui...c'est valable pour la majorité des nationalités d'Odessa. A l'exception de ceux de la première génération qui, comme tu dis, sont d'origine d'un village bulgare de la région, par exemple, et qui n'ont pas oublié...

І. d'accord, mais ce n'était pas une spécialité locale exclusive, c'était typique par rapport à la période russo-soviétique, dans quelle ville on n'a pas vu ça, peut-être à l'ouest de l'Ukraine, à Lviv c'était moins présent, comme ils ont intégré plus tard ...

E.L. Les polonais de Lviv, eux, ils avaient la Pologne plus en mémoire, la Pologne était là cinquante ans avant. Oui, je veux dire qu'au Canada anglais observer des choses comme ça, c'est très intéressant. Et comment cela se passe réellement ? Quand on est des immigrés, il est très difficile, extrêmement difficile de passer sa langue à la deuxième génération. Et c'est logique : quel enfant voudra apprendre une langue exotique pour avoir un niveau suffisant à l'usage au quotidien, une langue que personne autour d'eux ne parle, à l'exception de papi et mami habitant quelque part à l'autre bout de la Terre? Et pour transmettre la culture, c'est aussi difficile.

Qu'est-ce qu'on transmet réellement? Ce qu'on transmet à la deuxième-troisième génération c'est éventuellement une recette nationale, des éléments du folklore, comme par exemple des vêtements brodés, au mieux. Et ceux qui s'intéressent vraiment à leur pays d'origine, c'est une minorité. Voici un exemple. Un jour à une soirée chez des canadiens anglais j'ai rencontré un homme, il portait une énorme cravate bleu-jaune, moitié jaune, moitié bleue. On s'est parlé, un homme très agréable, très cultivé, ancien employé du ministère des affaires étrangères, il était d'origine ukrainienne, il s'identifiait comme un Ukrainien, il a parlé de ses efforts, ses actions sur le plan politique, le peu qu'il a pu faire, et avec cela il se trouve qu'il ne parle pas ukrainien, il a une petite-fille, elle va dans un groupe, à un cours de danse ukrainienne à Ottawa, où il n'y a pratiquement personne qui parle ukrainien, où tous les cours se passent en anglais, et envoyer cette enfant dans une école de langue, par exemple, pour apprendre l'ukrainien, cette idée ne lui vient pas à l'esprit, je lui en parle, il me dit : « oui, c'est très intéressant », sans manifester qu'il est intéressé plus que ça. Et des cas comme ça, il y en a des dizaines des milliers, peut-être des centaines des milliers des canadiens ukrainiens, mais d'autres aussi, des canadiens italiens, des canadiens portugais, des canadiens hongrois, etc., on peut continuer la liste....

І. oui, c'est intéressant, l'identité, celle qui est imposé par l'environnement, et celle de ton pays d'origine, qui vient de ta famille, ces deux identités ne sont pas forcément les mêmes, et quand c'est le cas, chacun décide pour soit que faire avec. Et on va espérer qu'en Ukraine il y aura des changements dans ce sens, et que la tolérance multiculturelle inhérente des ukrainiens pourrait se développer pour faire place à des activités vraiment multiculturelles, un environnement de rencontre pour des langues différentes, on va espérer, on verra, les générations à venir devront y penser... On peut passer à un autre sujet, je pense à l'activité qui est importante pour toi, celle que tu pratiques parce que tu l'as à cœur, je parle de ta situation d'auteur, tu es auteur d'un livre sorti récemment. Être auteur, écrire, qu'est-ce que c'est pour toi ?

E.L. Bon, on écrit pour dire ce qui tient à cœur, pour partager qch qu'on trouve, qu'on ressent, qu'on a vu, qu'on a vécu, ou tout simplement ce qu'on trouve curieux, ne pas le garder que pour soi, le partager avec qn. Mettre par écrit parce que c'est plus facile. Je crois que c'est ça la réponse.

І. bien, d'accord, et qu'est-ce qui est plus facile pour toi, être auteur ou être lecteur ? Être lecteur, ce n'est pas si simple que ça...

E.L. Être lecteur? C'est qch que j'aime beaucoup, c'est qch dont je ne peux pas me passer, j'ai besoin de lire de la littérature, et pas que ça, qch d'intéressant, pour moi c'est indispensable, pas comme la nourriture mais presque. Moi, je tombe en dépression quand il n'y a pas la possibilité de lire un long moment. Je lis beaucoup, et c'est ma passion, je lis en plusieurs langues, en anglais, en français, en ukrainien, en russe je ne lis pas les derniers temps, j'aime lire en biélorusse, la littérature biélorusse, les Biélorusses ont une très belle langue et une très belle littérature qui mérite d'être mieux connue en Ukraine, aussi j'ai lu quelques livres en espagnol, le polonais n'est pas facile pour moi, je lis avec un dictionnaire.

І. Michel Houellebecq, dans une émission il a répondu quand on lui a demandé pourquoi on lit, il a répondu, d'une façon excentrique, il a répondu, si je ne me trompe pas, qu'on lit parce qu'on a peur d'agir en réalité...la vie de lecteur, ça n'a aucun risque, aucun danger, en tant que lecteur on observe ce qui se passe chez qn, et s'il se passe des choses, on peut toujours y échapper il suffit de fermer le livre, en réalité on ne peut pas faire comme ça, la réalité est porteuse des dangers, voilà une vision des choses, je ne la partage pas, on simplifie trop les choses, chez le lecteur c'est plus complexe, ceci peut être vrai pour une certaine catégorie de lecture, la littérature de loisir ...

E.L. Par rapport à ça on pourrait dire en tout cas que c'est un art. Moi, j'ai beaucoup réfléchi à ça, au cinéma, aux livres. Un art, en quoi consiste-t-il essentiellement ? On prend qch de banal, de routinier, de curieux à sa façon pour le montrer sous tel angle que tu ne peux plus le quitter des yeux. La vie telle quelle, cela peut avoir l'air assez banal, privé de l'attrait artistique, pas trop passionnant. Et c'est valable pour toute chose. Dans ma vie, tu le sais, j'avais un peu fаit de l'alpinisme, pas comme de grands alpinistes, pour qui c'était la vie, moi, je suis juste allé en montagne quelques fois, c'était une aventure réelle, objective, mais si on en parle, si on raconte comment cela s'est passé en réalité cela n'intéressera personne. En effet, il s'agit d'un travail très dur physiquement et psychologiquement, tu te déplaces et tu es épuisé à tel point que la beauté du paysage passe après, et comme ça tu marches de jour en jour, et il peut y avoir des conflits dans le groupe, donc la réalité se retrouve dépourvue de son attrait. Ou encore des situations extraordinaires, une chose c'est de la voir au cinéma, autre chose c'est de la vivre soi-même, et de rester vivant. Je ne parle pas des situations plus ordinaires, quand on va au bureau ou qu'on reste chez soi, ou qu'on va à l'université. Ou encore l'amour entre homme et femme, c'est toujours romantique, la romance quand on en parle..., mais les rapports entre un homme et une femme c'est de la routine à 90%. Donc, un talent d'artiste, c'est de représenter qch qui a l'air gris et ordinaire – c'est ça, la vie – de telle façon que cela devienne tellement fascinant, à te couper le souffle... Et les artistes, la peinture, c'est pareil, en fait on prend, par exemple, un paysage qu'on voit par la fenêtre et on le représente de façon à couper le souffle au spectateur, et c'est comme ça que ça marche...

І. oui, donc, cette faculté de fasciner, captiver le lecteur, le spectateur, cela peut être un des critères de l'authenticité, de la vérité dans les arts

E.L. tout à fait...

І. et pour mettre un point final à ce sujet, un livre ou un film que tu voudrais recommander à nos lecteurs...

E.L. Je peux conseiller le livre que je lis, que je suis en train de lire... Je ne sais pas si on voit bien (présente le livre à l'objectif de la caméra)

І. (lit) Robert Davis...

E.L. Robertson Davis

І. Robertson Davis. Whatʼs bread in the bone.

E.L. Robertson Davis, à mon sens, c'est le meilleur écrivain canadien d'expression anglaise, c'est un écrivain de niveau mondial. Hélas, on ne le connaît pas assez en Ukraine, on l'a traduit en russe, presque tous ces livres, et en ukrainien pas encore, pour le moment personne de nos éditeurs n'a manifesté son intérêt, ou qu'on ne sait pas qu'il existe, c'est un écrivain de niveau international, un vrai écrivain canadien anglais, et ceci est un bon exemple quand des choses banales et quotidiennes on en fait une œuvre d'art, ce qu'il écrit est passionnant, avec beaucoup d'humour, très profond, quand on le lit, c'est drôle et il y a un sujet, la base de ses livres c'est son expérience essentiellement, il a grandi dans de petites villes d'Ontario. Il se fait qu'au Canada il y a 10 provinces, chacune a son visage, sa culture, ses traditions, par exemple le Canada d'Ouest et le Canada d'Est, ce sont deux mondes très différents. Même si on prenait des anglophones de la Nouvelle Scotia pour les comparer aux anglophones d'Alberta, on verra qu'il s'agit des deux cultures d'expression anglaise différentes, deux mentalités différentes, et c'est fascinant, alors Ontario – c'est une des plus anciennes provinces anglophones du Canada, et là on a vu se développer une culture à part. Quand on dit que le Canada – c'est un pays des immigrés, qu'il n'y a aucune culture, ceux qui affirment ça, ils n'ont qu'à lire Robertson Davis... ça fonctionne à sa façon. On se dirait «mais qu'est-ce qui peut être intéressant dans une petite ville quelque part en plein milieu d'Ontario ?». Et Robertson Davis, sa façon de parler du monde de son enfance, avec des personnes qu'il représente et des conflits entre eux, des... impossible de reproduire tout ça, c'est incroyablement fascinant, c'est profond, c'est fait avec humour...

І. Merci bien pour cette recommandation...Un autre sujet que je voudrais évoquer avec toi, c'est la jeunesse, je pense éventuellement à ceux qui liront cette interview, être jeune, cette situation de jeunesse est liée avec les recherches de soi-même, de sa place dans le monde, par quoi commencer, comment choisir son métier, qu'est-ce qu'il faut aimer, si tu voulais bien faire part de tes astuces...toi qui était jeune ou qui l'est toujours, chacun le définit pour soi...

E.L. C'est que la jeunesse, c'est un moment qui passe vite, une période où il faut vivre au maximum, il faut goûter à toute chose, quand je dis goûter, bien entendu je ne parle pas de la drogue, s'essayer à toute sorte d'activités qui nous attirent ne serais-ce qu'un peu. Moi, par exemple, maintenant j'ai de quoi me rappeler, parce qu'à l'époque j'avais essayé de frapper quasiment à toutes les portes qui m'intéressaient. J'ai été membre d'un club de la randonnée, j'avais fait parti d'un théâtre amateur, j'avais participé au KVN (KVN, on prononce « ka-vé-én », en russe, abbréviation de «club de joyeux débrouillards », concours des mises en scènes très populaires aux temps de l'Union Soviétique et fonctionnant plus ou moins jusqu'à aujourd'hui. - note de traducteur) ..., il y a eu aussi des clubs littéraires, qn peut avoir ses centres d'intérêt, alors on n'a qu'à approfondir, faire ce qui intéresse, ne pas se gêner, ne pas hésiter à frapper à toutes les portes, faire ce qui t'es nécessaire, tant que tu as les possibilités de le faire...

І. et puis il y a des maîtres à bien penser, il y a les parents qui disent aux enfants ce qu'ils doivent faire, il y a l'école, l'université, on leur impose un cadre sans avoir l'air de l'imposer, et on se met à croire que la vrai vie, c'est ça...

E.L. En fait, les parents ont raison quand ils disent ça, car dans la vie il y a des principes économiques tout à fait réels qui, malheureusement, ne nous permettent pas de nous envoler dans le ciel comme un ballon. Moi, par exemple, j'ai eu beaucoup de chance à avoir appris l'anglais à l'école, sans anglais ce serait beaucoup plus difficile pour moi en tant qu'immigré. Aussi j'étais bien content d'avoir un diplôme universitaire en poche, car si qn qui a 30 ou 40 ans vient à l'université comme ça sans diplôme, il se trouve que certaines portes, non pas qu'elles soient fermées, je veux dire que certaines choses sont plus difficiles à faire, je parle de la carrière, du gagne-pain. La vie, elle est faite comme ça, qu'on le veuille ou pas, on doit avoir quelque part de l'argent pour vivre, et ça ne tombe pas du ciel. Alors, il y a le marché du travail et ses exigences, il faut être prêt. Bien sûr, si tu as 18-20 ans et qu'on te propose de choisir entre l'université, les études, et aller faire la fête, le choix est évident, ou encore choisir entre rester cloué à ton pupitre toute la journée et voyager en auto-stop à travers le monde, là aussi le choix est évident. Pourtant, il y a bien des situations quand il faut se dire « il faut » pour ne pas se retrouver par la suite à la marge de la vie ...et ceci n'empêche pas – en temps libre de cours – de faire autre chose: bien sûr qu'il faut voyager, il faut si on veut, on n'est pas obligé quand on ne veut pas, tout ce qui nous intéresse, il faut aller voir ça, goûter, découvrir... parce que la jeunesse, ça passe vite et on a bien envie d'avoir goûté à toute chose, avoir tout essayé....

І. oui, et on a l'impression qu'aujourd'hui les jeunes si on compare, les jeunes sont beaucoup plus décontractés, libres, les jeunes, les enfants, et ça commence au berceau, car cette tradition d'envelopper le bébé dans les couchés n'est plus d'usage, maintenant on propose de petits costumes, ainsi les bébés ont droit très tôt à une grande mobilité physique, donc beaucoup de liberté à un âge assez précoce...

E.L. c'est ça, on a inventé les Pampers, c'est une des raisons, et c'était une grande révolution dans le sens que ça a facilité la vie aux parents, aux enfants. Et puis notre jeunesse, on était jeunes à un mauvais moment, c'étaient les années 90, à cette époque-là on n'avait pas encore de marché de travail digne de ce nom, on était privé de possibilités que les gens avant et après les années 90 avaient à leur disposition, et maintenant les jeunes ont les possibilités dont on ne pouvait même pas rêver, à commencer par la possibilité d'aller quelque part, aller en auto-stop, traverser des pays d'Europe,

І. c'est vrai, les frontières sont devenues moins étanches, surtout celles de l'Europe, grâce à l'association avec l'UE, et puis les passeports électroniques

E.L. avant je pouvais voyager aussi, pour voyager en Russie, en Biélorussie, par exemple, parce que pour aller ailleurs, il fallait avoir des passeports (étrangers), les visas étaient indispensables quasiment partout, soit c'était le problème du visa, soit c'était trop cher, soit dangereux, soit tous les trois facteurs cumulés. Aujourd'hui les jeunes ont beaucoup plus de possibilités si on compare avec les années 90.

І. et dans cette multitude des possibilités qui se présentent comment faire sont choix, quel chemin prendre, où aller, j'ai entendu quelque part les chiffres suivants : il y a environ 7 mln d'Ukrainiens partis pour l'Europe contre 2 mln partis pour la Russie. Notre pays d'Ukraine, dans quel sens faut-il le faire avancer, c'est aussi un défi, un choix qui se pose à la jeunesse d'aujourd'hui : avoir un métier, apprendre des langues pour rester ou pour aller vivre ailleurs ? Au Québec les jeunes se posent-ils ce genre de question ?

E.L. Au Québec ce genre de question n'est pas à l'ordre du jour. Ils sont très nombreux à ne jamais quitter le pays, et ceci ne les intéresse même pas, bien qu'ils aient les passeports, et pour émigrer, si quelqu'un y pense, c'est plutôt très rare, si on pense à quitter le pays, c'est pas pour émigrer, c'est pour aller vivre ailleurs pendant un moment. Par rapport à l'Ukraine, je n'ai pas le droit de juger ni de donner des conseils, j'avais fait mon choix il y a 20 ans et depuis 20 ans je vis ailleurs.

Aussi il faut dire que l'immigration, il ne faut pas la confondre avec un voyage touristique. Quand tu habites dans ton pays, pas d'importance dans lequel, que ce soit l'Ukraine ou le Québec, n'importe quel pays, un pays où tu es né, où ont vécu tes parents, tes grand-parents, en réalité tu es en possession de beaucoup de choses, tu n'y fait même pas attention, pour toi les posséder c'est tout comme respirer, quand on respire on n'y fait pas attention, de même on ne réalise pas en possession de quoi on est, c'est énorme, tu as la langue du pays que tu maîtrises pour comprendre le dit et le non-dit, l'explicite et l'implicite, tu sais exactement comment prendre un minibus, comment parler à qn au marché, comment parler à un professeur à l'université, comment parler à un fonctionnaire, comment parler tout simplement à son voisin..., il s'agit des savoir-être tout à fait différents, et tu les maîtrises et t'en sers de façon automatique, tu n'as pas à l'apprendre à l'âge adulte, et tous les textes avec le jeu de l'explicite et implicite, et même un petit détail tel que le climat, à Odessa et au Canada c'est très différent, et quand tu as un mode de fonctionnement, tu peux bien entendu te faire à un autre, non sans complications psychologiques, physiques. Aussi il faut penser à ton réseau social que tu avais construit pendant des années, il y a des gens que tu connais depuis l'enfance, depuis ta jeunesse, qui sont restés là, qui peuvent t'aider au cas où. Une fois immigré, au début tu te trouves en isolation totale, tu ne connais absolument personne, tu n'as pas à tes côtés ta famille pour te soutenir. Un autre exemple que je vais te donner, quand j'habitais à Montréal – tu voulais parler de la jeunesse, voilà c'était quand j'étais jeune – j'étais célibataire, quand je déménageais, certaines choses lourdes que je ne pouvais pas jeter comme ça pour x raisons, jeter ou donner à qn, des choses dont j'avais besoin, mais qui étaient trop difficiles à transporter, moi je n'avais pas où les laisser, tu comprends, quand un jeune québécois déménage et il a besoin de laisser chez qn qch de ses affaires pour six mois, il va voir sa mère, son cousin, un oncle, sa grand-mère, et là il pourra mettre son sac avec ses affaires dans le débarras, par exemple. Moi, je n'avais pas cette possibilité, j'étais tout seul, je ne pouvais compter que sur deux-trois amis, et il y a eu des moments par exemple quand ma bibliothèque de l'époque, les quelques livres que j'avais en ce moment-là, j'ai pu me les faire garder sous le lit chez une famille russophone avec qui j'étais amis, pendant six mois ou même une année. Donc, dans cette situation-là, avoir des amis c'est un luxe, tu comprends, si par exemple, tu te casses la jambe, et tu n'as que quelques amis, c'est pas facile

І. c'est clair

E.L. et en Ukraine on n'apprécie pas assez quand on a cette possibilité, quand on a ne serait-ce qu'un oncle qui pourra te proposer au moins une assiette de soupe, le cas échéant.

On tient à remercier Eugène Lakinsky pour ce soutien à notre projet.

Interview réalisé par : Oleksii Dragomyretskyi